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Marion, Victor et Maxence ont largué les amarres pour ce qui devait être une simple transatlantique à bord d’un Figaro 1, un ancien voilier de course de 9 mètres.
Finalement, ils sont en tour du monde depuis plus d’un an ! Voici le dixième épisode de leur carnet de bord.
Rare éclaircie. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
Maxence ANSQUER. Publié le 20/02/2025 à 17h37
« On s’en veut d’avoir blessé notre bateau… » : carnet de bord des tourdumondistes en Figaro 1
Aux Kerguelen, Max
01/01/2025 Port Christmas
Connaîtrons-nous une nouvelle année plus exotique ? On ne comprend d’ailleurs pas très bien ce que ce petit chiffre en plus signifie, coincés dans notre petit mouillage hors du monde. Le vent a rugi fort toute la journée d’hier. Impossible de sortir sur le pont balayé par les rafales glaciales et les averses de neige sans trembler de froid. Nous avons rangé – évalué les dégâts et les travaux à effectuer, bouquiné, savourant la douce chaleur du poêle, et un repas de fête : pastis, pommes de terre sautées et babas au rhum !
La récompense est venue ce matin. Le vent est tombé, les nuages se sont dispersés, le soleil pointe timidement. Nous en avons profité pour gonfler le kayak et descendre à terre remplir nos bidons au pied d’une cascade – le réservoir d’eau fait partie des victimes de notre petit chavirage, on vivait sur les dernières réserves pour diluer l’apéritif d’hier…
Une centaine de mètres sépare la chute d’eau, où il nous semble raisonnable de puiser l’eau sans risque sanitaire, de la plage. C’est peu, mais c’est sans compter les détours : la plage est encombrée par des milliers de manchots royaux. Ils nous regardent passer sans cesser leurs bavardages. On se pince d’être en telle compagnie… D’autant qu’on est déstabilisé par le souvenir des manchots empereurs – très proches cousins – dans les documentaires antarctiques sur fond blanc immaculé de notre enfance. Ici ils gambadent sur une verte pelouse, tels des Anglais en smoking de retour du golf !
Plus intimidants, les énormes éléphants de mer sont heureusement d’une placidité surprenante. Nous les longeons sans faire de bruit, presque gênés de perturber un sommeil aussi serein. De temps à autre l’un d’entre eux ouvre un œil énorme de Barbapapa, intrigué par notre présence.
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L’ancre a fini par chasser dangereusement…
Le regard du jeune éléphant de mer. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
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05/01
Peu rassurés par les rafales essuyées à Port Christmas, où le relief semble les aggraver, nous sommes partis jeudi en quête d’un autre mouillage. Une jolie anse sur l’île Howe nous a accueillis trois jours. Nous avons profité du temps relativement calme pour réparer nos varangues. Si nous sommes rompus aux travaux à la fibre, meuler dans un espace clos, faire prendre la résine dans le froid et l’humidité ont été autrement plus difficiles que par un temps hivernal réunionnais. L’ancre a fini par chasser dangereusement ce dimanche midi. Malgré plusieurs tentatives épuisantes – chaque fois remonter le mouillage, refaire une biture, le descendre – et stressantes – les 9 CV de notre moteur sont bien dérisoires dans les grains –, rien n’y fait et il nous faut changer de stratégie. On repart donc à travers le dédale de roches fermant notre mauvais abri. Heureusement le temps change vite, plus encore qu’en Bretagne ou en Irlande, et l’après-midi tourne au radieux. À contre-courant entre deux îlots couverts de lichens et d’herbes aux couleurs d’automne on pourrait se croire dans le passage de la Jument, Gavrinis à bâbord, Er lannig à tribord. Las, l’endroit ne manque pas de farces pour sanctionner l’inattention. La nouveauté cette fois ce sont les algues, grandes comme des châtaigniers, formant des forêts infranchissables. Dans le vent faible c’est une véritable prison : l’hélice du moteur s’y bloque immédiatement, il ne reste plus qu’à attendre un souffle suffisant pour s’extraire laborieusement.
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Le fjord dans la tempête. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
La prochaine escale doit être la bonne…
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06/01
Port Girard n’a pas mieux tenu ses promesses que nos précédentes escales… Les pentes grandioses qui l’enferment presque totalement sont un leurre. Notre sentiment d’avoir enfin trouvé un havre de paix s’est évanoui à la première bourrasque tombée aléatoirement. Sans qu’on comprenne trop comment le vent trouve toujours un chemin.
Nous sommes donc soucieux ce matin en trouvant le message de Camille. Une tempête s’annonce, peut-être 50, 60 nœuds ; certains modèles évoquent 100 en rafale… Nous disséquons la carte, tentant d’imaginer quel toponyme – « havre du beau temps », « port d’hiver »… – enjolive le moins l’âpre réalité des lieux, dans quelle anfractuosité rocheuse nous pourrions ligoter Gallinago. Notre principal problème, c’est que nous n’avons plus le temps de faire des essais. La prochaine escale doit être la bonne…
Le soulagement arrive des scientifiques de Port aux Français. En contact avec eux depuis une semaine, nous leur demandons conseil. La base n’est pas abritée, mais ils disposent d’une vieille bouée que nous pouvons utiliser. Va donc pour Port Bizet, au fond du « Golfe du Morbihan », tout à fait de l’autre côté de l’archipel.
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On s’en veut d’avoir blessé notre bateau…
La tonne en acier de Port Bizet. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
08/01
BAAM. Le calme soudain en entrant dans Port Bizet ne nous a pas préservés d’une bêtise stupide. Je réagis trop mollement en approchant de la bouée et nous la percutons. Lentement me dis-je avec atonie. Cette grosse tonne en acier n’a rien d’un corps mort de plage cependant, et elle laisse un vilain accroc jusque dans la chair de notre étrave. On s’en veut d’avoir blessé notre bateau, laissant une amertume désagréable au moment de faire retomber la tension de la navigation.
Elle a pourtant été magnifique. Hier soir et cette nuit on a même pu, rare privilège, faire fonctionner le poêle, bien a plat au portant. C’est fou comme cette petite flamme réchauffe autant le cœur que le corps. On se voyait déjà affronter le coup de tabac dans une baie moyenne pilonnée par les bourrasques, le bateau chahuté par un clapot terrifiant, à supplier l’ancre de bien vouloir rester enfouie. Nous étions finalement en route vers une bouée solide, un thé à la main pour contempler au chaud les sommets enneigés.
Les grains tombaient des montagnes à toute allure, le vent sifflait furieusement…
Le lever du jour a prolongé quelques heures encore cette ambiance de tranquille convoyage hivernal. Sous le vent des marécages absolument plats de la Péninsule Courbet nous avons glissé sur une mer elle aussi soudain débarrassée de tout relief. C’est sympa de temps en temps, ces paysages d’ennui : ça laisse de la place aux nuages.
L’arrivée dans la Baie du Morbihan (aux Kerguelen, ndlr) a remis les pendules à l’heure. On a rapidement repris les deux ris que nous avions largués, et avons débuté la vingtaine de milles de louvoyage qui nous mènerait à Port Bizet. Victor n’avait jamais régaté, et a découvert cette pression du virement parfait. Drôle de façon de s’initier à la coordination du choquer-border de foc et de la relance barre-GV… Les grains tombaient des montagnes à toute allure, le vent sifflait furieusement, on jouait à se concentrer comme si une bouée au vent allait nous offrir la Coupe de l’America. Façon d’éviter de penser qu’un virement raté nous laissant à la dérive dans une rafale vicieuse pourrait avoir d’autres conséquences qu’une défaite : on aurait vite fait de se retrouver sur un récif, nos petites fesses dans une eau à trois degrés…
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Gallinago à Port Bizet. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
12/01
On est parvenu à exploiter une courte accalmie dans le mauvais temps qui dure pour passer remercier nos bienfaiteurs à Port Aux Francais. Un aller-retour de moins de 24 heures, bien engagé – slalomer de nouveaux entre les îles et les algues, attraper une bouée inconnue dans les rafales mordantes, débarquer en kayak et TPS… – largement récompensé par un accueil d’une chaleur renversante. Cette jolie communauté isolée sur cette terre lugubre et fascinante est bien placée pour mesurer la valeur de ce qu’elle nous a offert. Un immense merci à tous pour la douche chaude, le repas en groupe, la p’tite bière, les parties de ping-pong, les draps secs… et toutes ces conversations inachevées qu’on aurait aimé poursuivre.
On est déjà de retour à notre bouée solitaire, lesté de deux sacs de bois, d’une demi-douzaine de gros pains frais et de la joie légère de la camaraderie.
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Gallinago aux Kerguelen. | CAMILLE URIEN
En mer, Vic
28/01 Au large du Cap Leeuwin
Le temps n’a plus tout à fait prise. Il est à la merci des caprices du vent, de la houle et du ciel. L’horloge se règle sur le rythme de leur valse. Le vent siffle, la mer gonfle, on barre. La mer se range, le régulateur reprend les commandes, on souffle. La palette des peintres du coin est assez restreinte. On évolue dans une alternance de gris, de blancs et de bleus. Plafond bas, crachin, mer ardoise… gris. Plafond haut, continu, mer laiteuse… blancs. Soleil ardent, petits cumulus cotonneux, cirrus nacrés griffant le ciel d’altitude, mer azur… bleus.
Les îles australes dans notre sillage, plus rien ne vient entraver leur immensité : les mers du Sud remplissent tout notre horizon sur des milliers de milles, si vastes.
Notre vie se résume à un sablier renversé à l’envie par l’océan. D’un côté, les joies : dévaler la pente abrupte d’une grande vague en riant comme un enfant, croiser le regard d’un oiseau, s’allonger sur le pont sous le scintillement des étoiles, assister au lever d’une lune rousse… De l’autre les épreuves : les vagues qui balaient le pont s’infiltrant à grosses gouttes par le mât, la sonnerie du réveil qui arrache au duvet dans lequel trois heures ne suffisent pas à dégeler les pieds, le tour de cuisine à tenir la casserole pour éviter qu’elle ne répande la pitance dans les fonds de cale, les empannages sauvages du régulateur qui obligent à enfiler à la hâte veste et pantalon humides…
Au sommet de la vague, transportés par la beauté crue des éléments, les songes vagabondent, s’envolent, l’humanité plein l’esprit. Dans son creux, la rudesse de ces mêmes éléments – la peur du mauvais temps, le besoin vital de chaleur, de sec, d’un abri – prend aux tripes, nous rendant à notre animalité.
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On se retourne pour profiter du spectacle mais on serre un peu les fesses.
Albatros au nid. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
Hier, on est sorti d’un coup de vent dans lequel on traçait depuis deux jours. Rien de trop méchant mais des grains violents, le vrombissement sourd du vent et la mer formée. Camille annonçait 5 mètres de houle à la prévision, fidèle. Enfin, c’est une moyenne qui cache parfois des monstres pour notre petit Galli. Quand elles s’élèvent à 7 ou 8 mètres dans le tableau arrière, on se retourne pour profiter du spectacle mais on serre un peu les fesses. Un os entre les dents, disait Moitessier. On cavale. C’est l’occasion d’entrer en communion totale avec notre bateau. On lui parle, on l’encourage, on fait corps avec lui quand il vibre de toute sa carène en plongeant dans une pente raide. Il a encore été remarquable de sensibilité mais on commence à avoir notre compte. À 16 où 17 nœuds, on le sent parfois trouver son chemin à l’instinct sur la piste noire bosselée fendue par l’étrave en un tunnel d’écume. Dans ces conditions on vit vraiment sur une ligne de crête. D’un côté l’inquiétude. De l’autre la joie brute. Se relayer à la barre pendant des heures, des jours, est épuisant. On rechigne à sortir du duvet qu’on vient de retrouver, mais jamais on ne laisserait tomber notre double qui grelotte dehors en nous attendant. Alors, on enfile la combi de survie et on y retourne. On ne se rendrait pourtant pas compte si on doublait un quart tant le temps s’écoule selon d’autres lois – 3, 4, 5 heures ? Combien de fois ai-je cherché cette étoile derrière un nuage ? Combien de fois ai-je fredonné l’air de cette chanson de Léonard Cohen ? Quelle que soit la durée, on se réjouit de voir la frontale s’allumer à travers la vitre, premier signe d’un court repos à venir.
L’océan trouve toujours une pirouette pour adoucir notre labeur marin. En fin de coup de vent, la crête des vagues illuminée par le soleil levant tournait à l’émeraude. Oubliées les paupières lourdes et le mal de dos face au spectacle de ces joyaux éphémères à perte de vue. J’étais bien. À ma place.
Ces instants d’éternité nous font tenir dans la durée. Il y a quelques jours, notre régulateur a subi une avarie que Max pensait irréparable dans la houle. On était donc parti pour 10 jours de cette vie animale et solitaire au rythme des quarts, des embruns et des siestes humides. J’essayais de prendre la nouvelle stoïquement, quitte à surjouer la bonne humeur aux croisements ; ça me paraissait un Everest à gravir. Quand il m’a réveillé d’un dodo en m’annonçant la nouvelle de sa réparation, j’ai sauté au plafond (façon de parler, il culmine à 1,60 m au plus haut…).
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On glisse confortablement sur une belle mer d’un bleu profond.
Dans le coup de vent. | VICTOR ET MAXENCE ANSQUER
On va pouvoir profiter des conditions favorables des prochains jours pour ranger notre tanière, se reposer et envisager sereinement cette dernière ligne droite dans le grand Sud. On rêvait de ces trois semaines de navigation vers Hobart pour plonger dans l’intimité de cet océan. On l’aura approché d’aussi près qu’on a pu – ou osé – avec Galli. Dilué dans ses mouvements infinis, j’ai le sentiment d’avoir effleuré des vérités intimes. Il faudra du temps pour identifier leur nature profonde et ce qu’elles ont à me révéler. Les dissocier des mythes qui imprègnent les écrits de nos prédécesseurs aussi. Revenir sans doute. Avec un autre bateau. On rêve encore aux grondements plus profonds, aux déchaînements plus sauvages des hautes latitudes. Comme dit Maxou, on n’aura pas à rougir de mettre entre elles et nous une vitre en plexi et un poêle pour se réchauffer en sortie de quart.
Ce matin, on passe la latitude du cap Leeuwin. On ne sait pas grand-chose de lui et à 600 milles dans notre Nord, on ne lui prêterait guère attention sans le GPS. Nous savoir enfin sous l’Australie a tout de même une saveur particulière. Pour le fêter on a ouvert notre énorme barre de chocolat nougat Toblerone qu’on reluque sagement depuis des semaines. On arrive au bout des provisions plaisir. Une perspective qui s’envisage mieux maintenant qu’on se retrouve tous les deux. On en rigole, prêt à manger du riz blanc pendant quelques jours s’il le faut. L’ascétisme de la cuisine du bord alimente les conversations les plus fébriles. Chacun y va de ses propositions alléchantes : un poulet aux citrons confits, un couscous, un Mont d’Or au four, une pizza…
Après une bonne nuit de sommeil, je ne me trouve plus si pressé de répondre à ces envies. On glisse confortablement sur une belle mer d’un bleu profond. Serein. Le sablier retourné…