Publié le 27/06/2020

Paris, le samedi 27 juin 2020 – Outre une incontournable ode à ses propres exploits, l’audition de Didier Raoult ce mercredi à l’Assemblée nationale a été l’occasion de rappeler certains troubles dont souffre aujourd’hui la recherche médicale. Un véritable cercle vicieux tend en effet à perturber son fonctionnement, ce qui a pu être mis en lumière de manière frappante lors de l’épidémie de Covid-19. Ainsi, de plus en plus, la médiatisation de certains sujets a une influence déterminante sur le déploiement des financements.

Les recherches accélérées autour de SARS-CoV-2 l’ont rappelé mais de nombreux autres exemples peuvent être quotidiennement cités. Cette focalisation se fait au détriment d’autres projets. Et, pour pouvoir bénéficier de financements, les équipes tendent à orienter leurs travaux vers des sujets socialement et budgétairement porteurs. Par ailleurs, pour espérer voir leur soutien se pérenniser et pour bénéficier d’une évaluation positive de la part de leurs institutions, ils se doivent de multiplier les publications.

Les effets contre-productifs du fameux mantra « publish or perish » ont souvent été dénoncés dans ces colonnes d’autant que la course à la publication peut parfois se faire au détriment de la qualité. Et là encore, la crise épidémique l’a mis en évidence d’une façon cruelle avec la multiplication des pre-prints et des études ne répondant pas aux standards habituels.

Cependant, ne maîtrisant pas toujours nécessairement les différences de niveau de publication, les médias grand publics s’emparent de toutes les données présentées, en ne mettant pas toujours nécessairement en garde quant aux différences de processus de validation. Présentés par la presse et débattus sur les réseaux sociaux, ces relais créent une attente au sein du public ; incitant les pouvoirs politiques et les industriels à orienter leur cible. Ainsi, le cercle vicieux se réenclenche.

Le prétexte dangereux de l’urgence

Les défauts de ce système nuisent nécessairement à la qualité de la recherche, qui devrait pouvoir, même (ou plus particulièrement) en période d’urgence éviter ces dérives et écueils.

La crise qui, on l’a vu, a d’abord conduit à accentuer à l’extrême les vices de ce mécanisme sera-t-elle l’occasion d’une refonte profonde ?

L’urgence qui a été si souvent brandie comme une excuse pour prendre quelques libertés avec certains principes doit-elle nous inviter à repenser la facilité avec laquelle certaines règles ont été dépassées ?

L’interne auteur du blog Litthérapie interroge : « La question de l’essai clinique en contexte d’urgence vient interroger les fondements éthiques, les critères de validation et les finalités pragmatique de la médecine. La crise du SARS-COV-2 est peut-être l’élément disruptif à l’aube d’un nouveau paradigme médical. (…) Pour ouvrir à la discussion, interrogeons-nous : faut-il encore réfléchir à l’urgence de l’éthique, ou initier une éthique de l’urgence ? Faut-il imaginer, comme les soins qui, de par l’urgence sanitaire, se sont vu prodigués en « situation dégradée », que l’éthique, et notamment celle de la recherche clinique dans l’espoir d’un traitement, puisse également donner lieu, dans un tel contexte, à une « éthique dégradé » ?

Quels aménagements cela donneraient lieu ? Il y aurait-t-il des valeurs plus importantes que d’autres ? Doit-on concevoir des essais cliniques médiocres au nom du principe « faute de mieux » ? Ou, au contraire, refuser cette chimère d’une éthique dégradée, et redoubler de prudence, notamment aristotélicienne, pour faire de l’éthique un point de repère dans le brouillard de l’incertitude, un phare dans la tempête, une boussole y compris dans l’urgence ».

Alerte pour les journalistes

Au-delà de ces considérations générales et qui intéressent d’abord l’éthique du chercheur, la réflexion doit probablement également concerner toute la chaîne de publication. L’explosion récente des pre-prints a été beaucoup évoquée. Nous avons ainsi souligné plus haut l’absence de recul des médias grand-public en la matière. Ils n’hésitent pas ainsi à accorder le même degré de crédibilité à des résultats dûment approuvés par les revues et à ceux qui ne sont encore qu’à la première étape de la publication. Si cette discrimination n’est pas faite, d’autres pièges moins visibles seraient également à décrypter.

C’est ce que ce rappelle dans un article publié sur The Conversation, Yves Gingras et Mahdi Khelfaoui (Université du Québec à Montréal (UQAM). Ils remarquent ainsi qu’est peu connu :

« le fait que certains parmi les chercheurs ont aussi compris l’intérêt de proposer » aux « géants de l’édition de nouvelles revues savantes qu’ils se proposent alors de « gérer » pour faire prospérer leur activité et leur domaine de recherche. Un exemple d’un tel dérapage, que l’un de nous (Y.G.) avait découvert au hasard de ses recherches bibliométriques il y a une quinzaine d’années, concerne l’ingénieur égyptien Mohamed El Naschie qui était rédacteur en chef de la très spécialisée revue de physique théorique Chaos, Solitons & Fractals.

Cette revue avait été créée par El Naschie lui-même en 1991 et était alors publiée par le groupe Pergamon, éditeur racheté par Elsevier en 1992. Nous avions été frappés par le fait qu’ El Naschie avait publié, entre 1991 et 2008, près de 269 articles dans cette seule revue, soit plus de 85 % de sa production scientifique totale durant cette période. De plus, selon les données du Web of Science, ses articles n’ont été à peu près jamais été cités en dehors de la revue elle-même. Nous n’avions pas jugé utile d’alerter le monde savant et avions seulement trouvé le cas curieux. Des chercheurs ont toutefois fini par découvrir le pot aux roses et un scandale éclata en 2008 dans la revue Nature ».

Ce cas n’est pas isolé, ainsi les deux chercheurs canadiens se sont appesantis sur celui de « la revue New Microbes and New Infections (…). Nous avons (…) effectué une analyse bibliométrique de cette revue (…). Ce qui frappe pour une revue affirmant « couvrir presque l’entièreté du monde scientifique » est le fait que les pays qui y publient le plus sont les suivants : France (N=373), Arabie saoudite (N=115), Iran (N=48), Sénégal (N=46), Italie (N=44).

Suit une queue de pays contribuant avec très peu d’articles depuis la création de la revue. La France représente donc 50 % du total des articles, alors que ce pays n’a produit qu’environ 7 % des publications mondiales en virologie entre 2013 et 2020, contre 41 % pour les États-Unis. Ainsi, contrairement à ce que suggère le contenu de la revue New Microbes and New Infections, la France est loin de dominer le champ international de l’étude des microbes et des infections virales. Penchons-nous à présent sur ces publications françaises.

On observe d’abord que 337 contiennent au moins une adresse institutionnelle de chercheurs basés à Marseille, soit 90 % du total français. En augmentant la focale, on trouve ensuite que 234 d’entre-elles, soit les deux-tiers, sont co-signées par le chercheur Didier Raoult. On observe aussi une montée en puissance rapide de cet auteur dans la revue : d’un seul article publié l’année de naissance de la revue en 2013, il passe à un pic de 77 articles pour la seule année 2017. En date du 10 juin, il en compte déjà 12 en 2020, alors que l’année n’en est qu’à sa moitié (Figure 1).

Par ailleurs, l’éditeur-en-chef adjoint de la revue, Pierre-Edouard Fournier, y compte également 170 publications. Comme les publications scientifiques sont normalement évaluées par des pairs et que la décision relève d’un comité scientifique supposé indépendant, regardons maintenant de plus près la composition du comité éditorial de la revue. Le rédacteur en chef est basé à Marseille, et parmi les six autres membres français du comité éditorial associé, composé de quinze membres, on retrouve cinq chercheurs de Marseille et un de Paris.

Le caractère « international » de la revue est tout de même assuré par la présence sur ce comité de neuf autres membres provenant des États-Unis (4), d’Algérie (1), de Chine (1), de Suisse (1), d’Australie (1) et du Brésil (1). Bien que toutes les publications soient censées être évaluées par des spécialistes indépendants et extérieurs, mais choisis par les responsables de la revue, il demeure que la forte composante locale – soit près de la moitié du total – du comité de direction de la revue, peut contribuer à expliquer la domination des publications très locales dans cette revue dite « internationale ». (…)  Un bon usage de la bibliométrie nous éclaire en effet de manière unique sur la sociologie des sciences.

Elle permet ainsi de suggérer que les journalistes qui couvrent les recherches en santé, et plus largement en sciences, ne devraient pas se contenter de répéter l’expression convenue « paru dans une revue scientifique », mais devraient scruter davantage la nature de la revue qui annonce les résultats qui auront l’honneur de figurer dans les médias de masse ».

Trompe l’œil

Les précisions des deux chercheurs canadiens rappellent également que cette multiplication des petites revues n’est en rien un gage de dynamisation et d’élargissement du marché, qui pourrait par exemple permettre de limiter la captation de l’activité par quelques grands groupes, que réprouvent certains chercheurs. En effet, beaucoup de ces revues « mineures » sont en réalité détenues par les leaders du marché.

D’un point de vue de l’évaluation de la qualité de la science, cette explosion ne paraît pas plus nécessairement parfaitement bonne conseillère. « On constate (…) que les grands éditeurs de revues ont trouvé le moyen de monétiser des articles refusés par leurs titres les plus sélectifs, en les acceptant dans de nouvelles revues, souvent en « accès libre » et donc payées par les auteurs et leurs laboratoires. Ainsi, les articles refusés par une revue A prestigieuse, mais recyclés dans une revue C moins regardante, tombent encore dans l’escarcelle de l’éditeur, contribuant alors davantage à son profit économique qu’au profit de la science » concluent les deux chercheurs canadiens.

Certains pourraient néanmoins considérer que la diversité peut contribuer à un panorama plus riche, à la condition qu’elle ne coïncide pas avec un affaiblissement des critères de sélection. En outre, on a pu constater que la notion de « revues prestigieuses » est à relativiser quand l’urgence conduit les institutions qui bénéficiaient des meilleurs impact factor à transgresser certaines de leurs règles.

Ces observations sur les rouages et les failles des mécaniques de publication étaient déjà prégnantes avant l’épidémie. Cette dernière a cependant été un révélateur dont certains espèrent qu’il sera déterminant. Mais on peut redouter que comme dans d’autres situations, les leçons tirées de circonstances dramatiques particulières ne soient pas assez solides pour être le terreau de changements structurels réels.

On pourra relire l’analyse de Lithérapeute
Et de Yves Gingras et Mahdi Khelfaoui

Aurélie Haroche

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