Publié le 12/09/2020
Paris, le samedi 12 septembre 2020 – Longtemps étudiants, psychologues et même philosophes se sont appesantis pour déterminer si la peur est d’abord un moteur, forçant les hommes à se dépasser, ou au contraire un obstacle qui mine nos ambitions.
Intimement chacun d’entre nous s’est déjà interrogé pour déterminer comment nos peurs ont façonné nos existences et dessiné leurs trajectoires singulières.
La peur des virus et des épidémies a été présente tout au long de l’histoire de nos civilisations, conduisant nos dirigeants à composer avec elle et contre elle pour protéger les populations.
Mais là encore, comment la peur doit-elle armer les décisionnaires : doivent-ils la mépriser, l’apprivoiser ou se laisser guider par elle ? Pour certains, face à l’épidémie de Covid-19, les dirigeants français ont laissé la crainte prendre le pas sur toute autre considération, empêchant l’analyse pondérée et rationnelle.
Ainsi, dans une tribune publiée hier dans Le Parisien, trente-cinq scientifiques, universitaires et professionnels de santé, emmenés par le professeur Jean-François Toussaint (directeur de l’IRMES) et le chercheur en sociologie Laurent Mucchielli (CNRS) lancent un appel afin d’en finir avec une politique gouvernée par la peur.
« Nous appelons les autorités politiques et sanitaires françaises à cesser d’insuffler la peur à travers une communication anxiogène qui exagère systématiquement les dangers sans en expliquer les causes et les mécanismes » débutent-ils.
Ce changement de cap s’impose face notamment à la réalité épidémique : « Nous ne sommes pas en guerre mais confrontés à une épidémie qui a causé 30 décès le 9 septembre, contre 1438 le 14 avril. La situation n’est donc plus du tout la même qu’il y a 5 mois » insistent-ils. Mais il doit également être guidé par la fidélité à des valeurs qui ne peuvent que supplanter l’inquiétude suscitée par la contamination.
« Les impératifs de protection contre la contagion ne doivent pas conduire à trahir l’éthique médicale et les principes humanistes fondamentaux. Isoler les malades et protéger les personnes à risque ne veut pas dire les priver de tous droits et de toute vie sociale. Trop de personnes âgées sont décédées et se dégradent encore actuellement dans un abandon motivé par des motifs sanitaires non justifiés. Trop de familles souffrent de ne pouvoir leur apporter l’affection indispensable à leur bonheur et à leur santé » martèlent les auteurs.
Quand l’infantilisation prend le pas sur la pédagogie et la responsabilisation
Si cette stratégie décisionnaire qui semble dictée par l’inquiétude est rejetée par ces personnalités (et par d’autres) c’est d’abord parce qu’elle se traduit par l’infantilisation et l’autoritarisme, au détriment de la confiance et de la pédagogie. Sans doute, confiance et pédagogie sont facilitées quand des fondements scientifiques rationnels peuvent être invoqués.
Or ces derniers font parfois défauts : « de même que l’imposition du port du masque dans la rue, y compris dans les régions où le virus ne circule pas, l’efficacité du confinement n’est pas démontrée scientifiquement » rappellent les auteurs. Or, le défaut de preuve scientifique contraint le recours à l’infantilisation. Mais au-delà, la peur des décideurs rejaillit sur les populations, qui acceptent dès lors la protection toute puissante, sans plus vouloir discuter le caractère potentiellement illogique de certains ordres.
« La peur du Covid-19 nous ravale au rang de mineurs placés sous la tutelle de l’État », résume le journaliste et essayiste Thierry Wolton dans le Figaro. « Ces réactions d’ordre partent d’une bonne intention, n’en doutons pas, dans l’espoir de juguler la pandémie. Il n’empêche, l’infantilisation – obéir et se taire – à laquelle tous ceux qui ont une once de pouvoir réduisent le reste des citoyens peut irriter à la longue » développe-t-il.
« Tout cela n’est pas sans danger pour la santé démocratique de ce pays quand tant de questions se posent qui mériteraient débat: volatilité putative du virus dans l’air ; efficacité d’un masque sans cesse tripoté pour l’ajuster, mis et retiré avec des mains pas toujours propres ; rapport entre le regain annoncé de la pandémie et l’usage – enfin – des tests de détection ; la question de l’immunité naturelle sans doute plus importante que celle initialement annoncée par ignorance ; la mutation du virus, devenu semble-t-il moins virulent ; la pyramide des risques qui s’est inversée en fonction des âges, des plus âgés aux jeunes.
Tout cela est évoqué bien sûr, mais on s’en remet à chaque fois à la « sagesse » de ceux qui savent et décident, sans discussion, selon le processus d’infantilisation imposé dès le départ. La majorité de la population accepte ce sort si l’on en croit les sondages, en raison sans doute d’une peur légitime de la contamination. Il n’empêche, il y a dans ce conformisme volontaire, comme on parle de servitude volontaire, quelque chose d’inquiétant pour la respiration démocratique de ce pays » poursuit-il encore.
De leurs côtés, les auteurs de la tribune publiée dans le Parisien insistent : « Il ne faut pas confondre la responsabilisation éclairée avec la culpabilisation moralisatrice, ni l’éducation citoyenne avec l’infantilisation ».
La peur, ciment de la division
L’évocation des risques que fait peser sur la démocratie la voie jusqu’alors choisie par les décideurs face à l’épidémie n’est pour la plupart des observateurs nullement un procès d’intention vis-à-vis de nos gouvernants.
Elle est bien plus certainement une mise en garde. En effet, la place accordée à la peur, la reconnaissance que celle-ci peut légitimement guider l’action publique, d’une part alimente les thèses complotistes (défendues par ceux qui ne veulent croire que seule la crainte est en cause dans les dérèglements constatés) et d’autre part favorise les extrémismes. « La majorité de nos concitoyens ne fait plus confiance aux discours officiels, les complotismes en tous genres foisonnent sur les réseaux sociaux et les extrémismes en profitent » écrivent Jean-François Toussaint et ses confrères.
De son côté, dans un texte publié sur le site The Conversation, la sociologue Elsa Gisquet (centre de Sociologie des Organisations [CSO], Sciences Po) analyse bien comment les discours et politiques anxiogènes qui ont déferlé sur la France encouragent le rejet de l’autre et la division. « L’obligation du port du masque, outre les contrôles de police, aurait en effet le pouvoir dissuasif de renoncer à s’aventurer en dehors des territoires familiers.
Dans le sillage de cette France qui s’est vue divisée, morcelée pendant le déconfinement, le rejet de l’autre parait presque décomplexé. S’il est impossible de désinfecter ces corps et leurs miasmes qui se propageraient, semble-t-il, par voie aérienne, il convient de les masquer, mais aussi de les tenir à distance. C’est alors son propre espace territorial sanitaire, puis par extension et confusion, son propre espace social que l’on protège » relève-t-elle.
Notant comment par exemple s’est imposé un discours tendant à dénoncer les comportements des jeunes, elle conclut : « Des frontières sanitaires, sociales, mais aussi communautaires s’érigent localement sur le territoire national. Il convient de s’interroger sur cet amalgame idéologique entre catégories à risque du point de vue sanitaire et classes dangereuses, sans quoi ces mesures discrétionnaires pourraient être le prélude à une normalisation du rejet de l’autre ».
« Aujourd’hui comme hier, cette crise doit nous unir et nous responsabiliser, pas nous diviser ni nous soumettre » implorent les auteurs de la tribune du Parisien.
L’impudence de seulement aimer la vie
Les fragmentations de la société française qu’encouragerait la crise sanitaire, démocratique et philosophie actuelle rappellent aux philosophes André Comte-Sponville ou Bernard Henri-Levy d’autres séparations, ancestrales, entre ceux qui chérissent la vie et ceux qui ont peur de la mort, voire entre ceux qui aiment la vie et ceux qui sont fascinés par la mort.
« Nous avons une médecine qui, en un mot, quand elle fait son métier qui n’est pas d’aller se chamailler sur les plateaux télé mais de soigner, a bien assez de ressource, en Europe, pour traiter un mal où quelques-uns mourront sans aller dire à tous: « Vous n’avez pas honte d’être insouciants? Pas honte d’être, à votre insu, les acteurs tragiques du destin? Ne vous sentez-vous pas coupables d’être, à votre corps défendant, les agents de la mort en ce monde? »
Car c’est peut-être de cela, à la fin des fins, qu’il s’agit. Il y a une lutte séculaire, en Occident, entre les amoureux de la vie et les amoureux de la mort. Il y a, au cœur de toutes les sagesses grecques, juives, chrétiennes, musulmanes ou athées, une ligne de partage qui sépare les biophobes des biophiles. Et il suffit de penser à notre XVIIesiècle, il suffit de relire les Messieurs de Port-Royal avec leur jansénisme si coupable, si culpabilisant, si pénitent, et il suffit de se rappeler, face à eux, les « libertinistes » joyeux, vivants et libres pour savoir que cette querelle divise, plus qu’aucune autre, l’esprit français.
Eh bien, je vois Paris bâillonné par ce chiffon bleu aseptisé ; je pense à cette esthétique de bloc opératoire qui imprime partout son style ; j’entends, alors que l’épidémie semble sous contrôle et que nous sommes loin, grâce au ciel, des scènes infernales des débuts, avec leurs hôpitaux débordés, leurs soignants exténués et les vieillards abandonnés à leur malchance d’être vieux, les maîtres de l’Opinion rendre coupables les jeunes gens de n’être pas plus mal en point, les guéris de n’avoir pas rechuté et les citoyens infantilisés de se relâcher ; et je ne peux m’empêcher de penser que, derrière l’impatience des chiffres matraqués comme des mantras, il y a quelque chose de cette querelle qui est en train de se rejouer.
Tapie derrière la peur et la panique, une pulsion de mort voudrait condamner les humains à une vie de zombies, gagnés par le sacrifice de cette ouverture confiante à l’autre qui est le fondement même de la socialité » conclut-il dans un texte récemment publié dans le Figaro.
Une fois encore, ces commentaires sur la crise que nous vivons, qui nous l’avons déjà souligné est loin d’être uniquement sanitaire, rappellent combien nous rejouons probablement des combats ancestraux, qu’ils soient politiques ou philosophiques. Cette récurrence ne doit pas empêcher le sursaut et probablement une certaine forme de réflexion que l’on alimentera en relisant :
La tribune de Jean-François Toussaint et de trente-cinq autre scientifiques, médecins et chercheurs : https://www.leparisien.fr/societe/covid-19-nous-ne-voulons-plus-etre-gouvernes-par-la-peur-la-tribune-de-chercheurs-et-de-medecins-10-09-2020-8382387.php
Le texte d’Elsa Gisquet : https://theconversation.com/covid-19-quand-la-prevention-mene-au-rejet-de-lautre-145119
Celui de Thierry Wolton : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/la-peur-du-covid-19-nous-ravale-au-rangde-mineurs-places-sous-la-tutelle-de-l-etat-20200903
Et de Bernard-Henri Lévy : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/bernard-henri-levy-la-grande-peur-des-bien-portants-20200830
Aurélie Haroche
Copyright © http://www.jim.fr