vidal.fr | Société  Accueil > Actualités   –  Date de publication : 19 Juillet 2018

Quel impact sur la mortalité ?

La prescription d’opiacés à visée antalgique a augmenté ces dernières années, en particulier chez les personnes âgées. Or plusieurs effets indésirables possibles avec ces médicaments peuvent augmenter le risque de chute. 

Mais ce surrisque est-il significatif ? Une augmentation du risque de mortalité globale est-elle associée à ce surrisque ?

Afin de le déterminer, le Dr Raoul Daoust et ses collaborateurs ont examiné les données de près de70 000 patients canadiens de plus de 65 ans hospitalisés pour un traumatisme au Québec entre 2004 et 2014.

Les résultats, publiés dans le Canadian Medical Association Journal (CMAJ) en avril 2018 1, confirment, après éviction des autres facteurs de risque, un surrisque lié à une prise récente d’opiacés (+ 140 %) et montrent que  ces chutes sont également associées à un surrisque de décès (+ 58 %).

Ces résultats ne démontrent pas une causalité mais doivent cependant inciter à encore plus de vigilance lors de l’évaluation du rapport bénéfices-risques d’une telle prescription chez des personnes âgées, en particulier si elles sont déjà fragilisées par d’autres facteurs de risque de chute.

La prise récente d’opiacés par les personnes âgées est associée à une augmentation du risque de chute et de mortalité toutes causes (illustration).

image: https://vidalactus.vidal.fr/gestionnaire/_images/actus/Opiaces-chute-risque-personnes-agees-CMAJ-etude-retrospective-hospitalisation-traumatisme-mortalite-surrisque-association.jpg

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Contexte : une augmentation régulière de l’utilisation des antalgiques opiacés, aux Etats-Unis mais aussi en France
Aux Etats-Unis, les prescriptions d’opiacés ont très fortement augmenté ces 20 dernières années, inquiétant les autorités sanitaires (surdosages, effets indésirables, décès).

En France, une étude récente de la consommation d’antalgiques sur 10 ans,  publiée en mars 2018 dans The British Journal of Pharmacology 2, a montré un report de l’utilisation du  dextropropoxyphène, retiré du marché en 2011, sur le paracétamol, mais aussi sur d’autres  opiacés faibles : les ventes de codéine (seule ou combinée) ont augmenté de 62 % en 10 ans, de même que les ventes de tramadol (seul ou combiné : + 42 %) et de médicaments contenant de la poudre d’opium, avec un doublement en 10 ans (4,2 DDD –Defined Daily Doses = dose totale moyenne  grammes ou autres unités prise par une personne par jour– pour 1 000 habitants par jour en 2015).

Du côté des opiacés forts, si l’utilisation des médicaments contenant de la morphine a légèrement diminué, l’utilisation d’oxycodone a très largement augmenté en France (passage de 0,12 à 0,85 DDD, soit une augmentation de 613 %), tandis que la consommation de fentanyl a aussi fortement augmenté, que ce soit sous forme transmuqueuse (films ou comprimés orodispersibles : + 263 %) ou transdermique (patch : + 72 %).

Pour en savoir plus, voir notre article de mars 2018 sur cette étude menée par l’ANSM.

Un surrisque de chute avec les opiacés déjà connu
La chute est la principale cause de traumatismes, d’hospitalisations et de décès chez les personnes âgées.

Plusieurs études ont établi une association entre la prise d’opiacés et un risque plus élevé de chute qu’avec d’autres médicaments (ou une absence d’antalgiques opiacés),cf. par exemple Rolita L et al., J Am Geriatr Soc 2013 3 Söderberg KC et al., CNS Drugs 2013 4

Un surrisque de chute maximal dans les jours suivant la prise des opiacés
Plus la prescription est récente et plus le surrisque de chute augmente :

  • Opiacés prescrits dans le mois précédant la chute : + 23 % (OR = 1,23) ;
  • Opiacés prescrits la semaine précédant la chute : + 414 % (OR = 5,14).

Pas d’inscription de ce surrisque dans les mentions légales, mais il est la conséquence d’autres effets indésirables et de l’âge
Ce surrisque de chute sous opiacés est donc connu. Il n’est pas mentionné dans les mentions légales de ces médicaments car il est la conséquence d’autres effets indésirables mentionnés dans ces mêmes mentions altérant la coordination : somnolence, confusion, états vertigineux ou encore « sédation, plus spécialement chez le sujet âgé« .

De plus, les personnes âgées présentent plus souvent des troubles visuels et/ou des pertes d’équilibre.

Pas d’évaluation « robuste » des conséquences éventuelles de ces chutes chez les personnes âgées
Jusqu’à présent, des données » robustes » manquaient chez les personnes âgées et d’autres études ont montré des résultats contradictoires : quelle est l’association réelle entre la prescription récente d’opiacés et le risque de traumatismes liées à une chute chez les personnes âgées ? Est-ce que chuter sous opiacés est associé à une augmentation de la mortalité dans cette population ?

C’est ce qu’ont donc cherché Raoul Daoust et son équipe québécoise dans leur étude observationnelle rétrospective 1 portant sur 67 929 patients.

Analyse rétrospective des données de près de 68 000 Québécois âgés hospitalisés pour traumatisme
Les données des 67 929 patients âgés de 65 ans et plus, hospitalisés dans 57 centres québécois de traumatologie entre 2004 et 2014, ont donc été analysées de façon rétrospective pour rechercher un lien entre la prescription d’opiacés et le risque de chute ou de décès.

L’âge moyen des patients était de 81 ans, et la majorité (69 %) étaient des femmes.

Environ 92 % des patients traités pour un traumatisme avaient subi une chute.

Les auteurs ont constaté que plus de la moitié d’entre eux (59 %) ont subi un traumatisme grave nécessitant une intervention chirurgicale et un séjour hospitalier de plus de 12 jours.

Environ 5 % des patients hospitalisés pour chute avaient pris récemment des opiacés, contre 1,5 % si le traumatisme n’était pas lié à une chute
Les auteurs notent que  4.9 % des patients âgés hospitalisés suite à une chute  avaient reçu une prescription d’opiacés dans les deux semaines précédant cette chute.

Si la cause du traumatisme n’était pas une chute, 1,5 % des patients seulement avaient pris un opiacé dans les 2 semaines précédentes.

Les opiacés les plus souvent prescrits avant le traumatisme ont été l’hydromorphone(35 %), l’oxycodone (24 %), la morphine (20 %) et le fentanyl (14 %).

La prescription récente  d’opiacés est donc bien associée à une augmentation du risque de chute ; d’autres facteurs de risque confirmés
La prescription d’opiacés dans les deux semaines qui précèdent le traumatisme est associée à un surrisque de 140 % pour les chutes (OR = 2,4 ; IC 95% [1,9-3,0]) par rapport à d’autres causes.

Ces patients qui tombent sont le plus souvent des femmes qui souffrent d’un traumatisme du thorax ou de la colonne vertébrale nécessitant une hospitalisation plus longue.

Au total, l’analyse des associations entre les caractéristiques cliniques et le mécanisme du traumatisme montrent qu’être une femme, âgée de plus de 85 ans, traitée par des médicaments connus pour affecter l’équilibre, avec des antécédents de chutes ou de fractures entraînant des hospitalisations, un alcoolisme ou une tumeur maligne au cours de l’année précédente est associé à une augmentation du risque de chute.

Un surrisque de chute comparable à celui constaté lors d’autres analyses 
L’Odds Ratio de 2,4 (ajusté pour les facteurs confondants) est comparable à celui observé dans d’autres études basées sur des populations âgées (surrisque sous opiacés versus autres antalgiques ou absence d’antalgique) : 2,05 dans les fractures de la hanche (Kamal-Bahl SJ et al., Am J Geriatr Pharmacother 2006 5), 3,3 pour les chutes ou les fractures (Rolita L et al., J Am Geriatr Soc 2013 3), 2,27 pour les traumatismes sous codéinés (Buckeridge D et al., J Am Geriatr Soc 2010 6).

Un surrisque de décès associé à la prise récente d’opiacés chez les patients âgés hospitalisés pour chute
Les patients hospitalisés suite à une chute et ayant reçu une prescription d’opiacés dans les deux semaines précédant le traumatisme présentent un surrisque de 59 % de décès (mortalité toutes causes) par rapport à ceux n’ayant pas pris récemment ces médicaments, y compris après l’éviction des autres facteurs de risque (OR = 1,59 ; IC à 95% [1,35-1,87]).

A l’inverse, la consommation récente d’opiacés était associée à une diminution du nombre de traumatismes graves (plus de trois traumatismes), d’admissions en unité de soins intensifs, du recours à la chirurgie et du nombre de traumatismes à la tête et au visage.

Attention : ces surrisques constatés entre la prescription récente d’opiacés et les chutes ou la mortalité hospitalière sont des associations et non pas des liens de causalité démontrés
Cette étude n’étant que rétrospective, elle ne peut démontrer qu’une association entre la prescription récente d’opiacés et les chutes de ces patients.

Aucune relation de causalité entre les deux phénomènes ne peut être déduite, précisent logiquement les auteurs : les chutes associées à la prescription d’opiacés pourraient être un marqueur de fragilité et ne pas indiquer nécessairement une association de cause à effet.

Par ailleurs, seules les chutes liées à des traumatismes importants ayant nécessité un séjour hospitalier ont été étudiées. La fréquence des chutes associées aux opiacés pourrait ainsi être sous-estimée.

La prescription d’opiacés chez les personnes âgées doit faire l’objet d’une attention particulière quant au risque de chute
Cette étude rétrospective permet donc de constater une association significative entre la prescription récente d’opiacés et les chutes et la mortalité hospitalière chez les personnes âgées.

Même si la causalité n’est pas démontrée (cf. ci-dessus),  ces résultats peuvent encourager les professionnels de santé à être attentifs à ce risque accru dans cette population fragile, à évaluer encore plus soigneusement le rapport bénéfices-risques d’une prescription d’opiacés chez les personnes âgées.

Si cette prescription est utile (douleurs fortes résitant aux autres antalgiques par exemple, ce qui est malheureusement fréquent…), il faut donc tout mettre en œuvre pour informer les patients et/ou leur entourage sur ces risques et les inciter à mettre en œuvre des mesures, si possible, pour tenter de limiter les risques de chutes :correction adéquate de troubles visuels, révision régulière de l’ordonnance (pour limiter la polymédication, les médicaments hypotenseurs, psychotropes, etc.), activité physique (marche régulière, renforcement musculaire,) vêtements protecteurs au niveau de la hanche et chaussures non glissantes, aménagement de l’habitat (avec notamment une optimisation de l’éclairage, des planchers secs et antidérapants, élimination des petits tapis, mains courantes dans un éventuel escalier, etc.), lutte contre la dénutrition.

Claire Lewandowski et Jean-Philippe Rivière

En  savoir plus : 

  1. Daoust R et al. Recent opioid use and fall-related injury among older patients with trauma. CMAJ. 2018 Apr 23;190(16):E500-E506.
  2. Karima Hider-Mlynarz Philippe Cavalié et Patrick Maison (ANSM). Trends in Analgesic Consumption in France Over the last 10 Years and Comparison of Patterns Across Europe, British Journal of Clinical Pharmacology, 6 mars 2018 (accès libre, en anglais)
  3. Rolita L, Spegman A, Tang X, et al. Greater number of narcotic analgesic prescriptions for osteoarthritis is associated with falls and fractures in elderly adults. J Am Geriatr Soc 2013;61:335-40.
  4. Söderberg KC, Laflamme L, Möller J. Newly initiated opioid treatment and the risk of fall-related injuries. A nationwide, register-based, case-crossover study in Sweden. CNS Drugs 2013;27:155-61.
  5. Kamal-Bahl SJ, Stuart BC, Beers MH. Propoxyphene use and risk for hip fractures in older adults. Am J Geriatr Pharmacother 2006;4:219-26.
  6. Buckeridge D, Huang A, Hanley J, et al. Risk of injury associated with opioid use in older adults. J Am Geriatr Soc 2010;58:1664-70.
  7. Services de Réadaptation du Sud-Ouest et du Renfort (Québec). Programme de prévention des chutes, 2013

Sur VIDAL.fr : 

Première analyse sur 10 ans de l’évolution de l’utilisation des antalgiques en France (mars 2018)