Publié le 02/05/2020

Paris, le samedi 2 mai 2020 – Écrivains, philosophes, physiciens, journalistes : experts en passé, férus de prophétie, ils pêchent face au même obstacle. Ils ne se concentrent que difficilement sur le présent. Les discours actuels sont souvent le théâtre de la confrontation entre le monde d’avant et le monde d’après. Quelles erreurs avons-nous commises hier qui expliquent nos difficultés face à l’épidémie de Covid-19 ?

Qu’aurions-nous pu corriger ? Et quand ce bilan est en partie réalisé, nous nous tournons vers l’avenir. Comment empêcher que nous soyons demain à nouveau confrontés à une telle crise ? Quels mécanismes économiques, quels rapports internationaux, quelles valeurs devraient être transformés ?

La mort pour seul horizon

Ce passage entre hier et demain, entre ce que nous ne pouvons plus changer et ce que nous ne faisons que rêver nous interdit de penser aujourd’hui. Il faut dire que ce qui semble symboliser notre horizon immédiat est terrifiant : la mort. La mort a envahi l’espace médiatique, elle est en filigrane tans tous les discours.

« Le décompte quotidien des morts, les souffrances des malades, les inquiétudes pour la vie de nos proches, l’incapacité d’accompagner dignement nos disparus, la prise en charge directe de la question de la vie par les instances politiques en charge de la santé publique et des politiques de lutte contre l’épidémie… tout cela signe le retour du tragique dans notre vie de tous les jours » décrit dans une tribune publiée par France TV, le politologue Pascal Perrineau.

Tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es vivant

Taboue, oubliée, bannie : la mort est l’invitée surprise des plateaux de télévision et des réseaux sociaux de cette année 2020. L’homme moderne était presque parvenu à oublier sa condition de mortel qui lui est rappelée avec violence. Sans doute, déciller les yeux de ceux qui avaient rangé la mort dans la catégorie des impensés ou des accidents n’est pas inutile, même si elle blesse notre orgueil.

« En tant que communauté humaine, nous sommes condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’ »homme occidental blanc » (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas » remarque ainsi le philosophe Achille Mbembe, dans un entretien à Philomag, rappelant la différence certaine entre les pays riches et les pays pauvres face à cette crise.

L’écart concerne notamment en partie la confiance accordée à la puissante technologique. « À mes yeux, nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle.

Mais nous sommes rappelés à notre animalité fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des homo- sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez soi, sans médicament, sans vaccin… » remarque dans un entretien diffusé par Mediapart et Tribune juive l’historien des de la guerre Stéphane Audoin-Rouzeau.

« La croyance en l’augmentation indéfinie des capacités de l’homme, l’allergie du transhumanisme à l’idée même de mort, l’externalisation de celle-ci, en un mot l’éloignement de la mort de la vie nous a fait oublier la magnifique sentence de Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es vivant » » renchérit Pascal Perrineau.

Absurde

Mais cette violente prise de conscience est artificielle ou incomplète. Désormais obnubilés par notre fragilité et notre finitude, notre réaction ignore les enseignements des stoïciens et de Montaigne. Notre réaction est celle de la panique et non l’acceptation fataliste. Notre perception des risques est totalement bouleversée par la crise actuelle, nous entraînant sur une voie « absurde ».

C’est ainsi que le philosophe André Comte-Sponville qualifie dans un entretien accordé au quotidien suisse Le Temps la situation actuelle qui semble vouloir grâce au confinement sauver à tout prix le plus de vies possibles. « A première vue, c’est une réaction sympathique. Mais c’est aussi un projet parfaitement absurde. Si l’espérance de vie a crû considérablement, et c’est tant mieux, le taux individuel de mortalité, lui, n’a pas bougé depuis 200 000 ans. Il est toujours d’un sur un, donc de 100 % ! ».

Il remarque encore la distorsion qui s’opère dans l’appréhension de la situation : « La mort est aujourd’hui vécue comme un échec. Il faut relire Montaigne, lui qui a connu des épidémies de peste bien plus graves que le coronavirus et qui écrit dans les Essais: « Le but de notre carrière, c’est la mort… Si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant sans fièvre? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. […]

Mais aussi, quand elle arrive ou à eux ou à leur femme, enfants et amis, les surprenant soudain et à découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable! « . Nous en sommes là !

On redécouvre qu’on est mortel. Alors que si on y pensait davantage, on vivrait plus intensément. Arrêtons de rêver de toute-puissance et de bonheur constant. La finitude, l’échec et les obstacles font partie de la condition humaine. Tant que nous n’aurons pas accepté la mort, nous serons affolés à chaque épidémie. Et pourquoi tant de compassion geignarde autour du Covid-19, et pas pour la guerre en Syrie, la tragédie des migrants ou les neuf millions d’humains (dont trois millions d’enfants) qui meurent de malnutrition ? C’est moralement et psychologiquement insupportable ».

La sagesse tragique qu’Emmanuel Macron ne connaît que dans les livres

Sans doute la réponse de nos sociétés et de nos dirigeants, à travers les mesures de confinement notamment (qui s’imposaient cependant certainement pour éviter le dépassement des capacités hospitalières), favorisent cette « panique ».

Pour Pascal Perrineau, il n’est pas inutile d’appréhender la réaction de nos responsables politiques en s’intéressant à la perte du « sens tragique ». Il remarque que nos dirigeants actuels n’ont pas été confrontés à ce sens tragique.

« Pendant des siècles, nos hommes politiques, au contact de la guerre et parfois d’épidémies beaucoup plus meurtrières, savaient que le tragique était partie prenante de l’histoire. Léon Gambetta, Georges Clemenceau, André Tardieu, Léon Blum, Paul Reynaud, Charles de Gaulle ou Vincent Auriol, autant d’hommes qui, chacun dans leur famille politique, furent porteurs d’une « sagesse tragique », selon la forte expression du philosophe Marcel Conche (…)

De manière évidente, les trois derniers présidents de la République ont été élevés et sont entrés en politique dans un contexte où le tragique, dans ce qu’il a de plus indicible (la guerre, la barbarie, la mort « industrialisée », l’absurde), n’est pas central. Ils ont pensé et ils pensent la société française au prisme de la paix, de la stabilité et de la gestion rationnelle de l’action publique.

Ils sont persuadés que la mondialisation et l’Europe (qui assurent l’interdépendance) et les formidables progrès technologiques protègent du tragique. (…) Dès 1938, Raymond Aron avait pressenti que « l’existence humaine est dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire et une réflexion formelle ». Tout est dit et l’on ne peut s’étonner qu’à la fin de sa vie le philosophe précise : « Le drame des hommes, c’est qu’ils ne savent pas que l’histoire est tragique » ».

Au-delà d’un filtre intéressant pour décrypter les choix de nos responsables politiques, cette perte du sens tragique est probablement une des raisons de la peur qui nous assaille : « Ce sens du tragique, au meilleur sens du terme, nombre d’hommes et de femmes l’ont oublié. Cette omission contribue à comprendre l’ampleur de la peur et, parfois, de la panique (…) Comme le déclarait récemment le philosophe André Comte-Sponville, « le sens du tragique est un antidote contre la peur », insiste Pascal Perrineau.

Il veut croire que l’une des voies du rétablissement de la confiance des peuples dans les hommes politiques réside dans une redécouverte du sens tragique. « Plus que jamais, pour conjurer leurs peurs et leurs défiances, ils attendent de leurs représentants une prise en compte réelle de ce tragique. C’est à ce prix que la confiance politique pourrait être retrouvée » écrit-il.

Si l’on pourrait considérer difficile l’application d’une telle leçon à l’heure des réseaux sociaux et du sentimentalisme (sans doute l’un des ennemis de la sagesse tragique) qui est l’un de ses principes phares, on lira cependant avec intérêt les contributions de :

Pascal Perrineau : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/etapres-le-retour-du-tragique-une-voie-de-reassurance-pour-nos-societes_3816571.html

Achille Mbembe : https://www.philomag.com/lactu/temoignages/achille-mbembe-lhomme-occidental-blanc-ne-peut-plus-faire-comme-si-la-mort-ne-le

Stéphane Audoin-Rouzeau : https://www.tribunejuive.info/2020/04/14/joseph-confavreux-stephane-audoin-rouzeau-nous-ne-reverrons-jamais-le-monde-que-nous-avons-quitte-il-y-a-un-mois/

André Comte-Sponville : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons

Aurélie Haroche

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