TÉMOIGNAGE – Par Aveline Marques le 07-11-2019
Née homme, le Dr Marion Tuduri entame à 48 ans « une seconde vie » : celle d’une femme. De son enfance de garçon à la chirurgie de réassignation sexuelle, en passant par son coming-out auprès de ses confrères et patients, cette praticienne de Roanne a accepté de nous raconter sa transition. Une histoire empreinte de bienveillance et de tolérance, quand tant d’autres transgenres subissent le rejet de l’autre.
« Mon trouble à moi a commencé entre 8 et 10 ans. Je ne me suis pas dit : ‘je ne suis pas dans le bon genre’. C’était plutôt une sensation de l’ordre de la sexualisation, très difficile à définir. Sans comprendre ce qu’il se passait, j’avais simplement l’intime conviction que ce n’était pas bien. J’ai vécu des expériences qui ont créé de l’émoi. Par exemple, à l’âge de 6 ans, j’ai fait un an de danse classique pour soigner ma voute plantaire. En tant que garçon, je me suis senti à la fois extrêmement honteux… et troublé au fond de moi-même.
On oublie et ça revient, comme une pulsion. Ça n’a fait que s’accentuer au fil du temps, jusqu’à ma transition, entamée en 2014. C’était une sorte d’engrenage. J’ai commencé à prendre les vêtements de ma mère -puis ceux de mes compagnes-, à acheter des vêtements, des sous-vêtements. Et à chaque fois, ce rappel : ‘c’est n’importe quoi, tu es un garçon, pas une fille’. A un moment donné, je me suis même dit que j’étais fou… Alors on jette tout et on repart à zéro. On rencontre des jeunes filles, on se marie, on fait des enfants. On essaie de rentrer dans un moule social, dans la binarité garçon-fille.
Mais on est rattrapé par cette pensée, ce désir. Et à chaque fois, on va un peu plus loin, on franchit une étape supplémentaire, on passe plus de temps avec la personne que l’on va devenir plus tard. J’ai progressé comme ça. Ma transidentité est une construction, à la différence de beaucoup d’autres, qui la vivent en profondeur. Finalement, j’ai repris la main sur une vie qui n’était pas la mienne. Aujourd’hui, je peux dire que tout est en ordre. Mais ça ne l’a pas toujours été.
« Annoncer à sa femme que l’on veut devenir une femme, c’est courir à l’échec du couple »
Quand j’ai commencé mes études de médecine, dans les années 90’s, j’ai trouvé des newsgroups de travestis et de trans qui faisaient un peu fonction de clubs de rencontre. J’ai pu lier amitié avec des personnes qui vivaient la même chose que moi. Internet m’a permis de découvrir que je n’étais pas seule. Il n’y a pas plus de transgenres aujourd’hui qu’avant : la différence, c’est qu’ils ont maintenant la possibilité de « sortir du placard » et d’aller jusqu’à la chirurgie de réassignation sexuelle. Même s’il y en a encore parmi les plus âgés qui ne feront pas leur coming-out, les plus jeunes osent et s’assument assez tôt. Mais il y a beaucoup de mal-être, de dépression, de suicides.
C’est dû au rejet de la société, de l’entourage*, mais pas que. C’est aussi l’opposition entre ce pour quoi on a été éduqué (‘tu es un garçon/fille, tu vas te marier et avoir des enfants’) et qui on est réellement. Si on n’arrive pas à évoluer, ça devient invivable. On ne fait pas la chirurgie pour des raisons esthétiques : c’est qu’on n’a pas le choix, car notre personnalité profonde ne colle pas à la réalité biologique. Et ça nous coûte, car on a beaucoup à perdre.
Il se passe des choses dans la vie qui ne sont pas dues au hasard : en bouddhisme, on parle de « synchronicité ». Lorsque j’étais externe, j’ai fait un stage dans un service d’urologie dans un centre de rééducation : le chirurgien était alors l’un des seuls en France à opérer des transgenres. C’était un pur hasard, je ne le savais pas quand j’ai choisi mon stage. Ça m’a permis de me familiariser avec la chirurgie trans, en cachant bien l’émoi que cela créait.
C’est à 40 ans que j’ai commencé à envisager de changer de genre. Mon fils avait 5 ans. A cette époque, j’ai commencé à travailler en prison. J’étais urgentiste et j’en avais marre des gardes. Ça me permettait de faire de la médecine générale, d’avoir un suivi des patients que l’on n’avait pas aux urgences, tout en travaillant en équipe, avec des psychiatres et des psychologues. J’ai lié d’amitié avec l’un d’entre eux. Elle a été la première personne non trans ou travestie à qui j’ai fait mon coming-out.
Puis le psychiatre et criminologue Pierre Lamothe est venu travailler avec nous. Nouvelle synchronicité : j’ai appris qu’il était psychiatre au Gretis [Groupe de recherche et d’étude sur les troubles de l’identité sexuelle, NDLR] et prenait en charge les transgenres. Mais je n’ai pas eu le courage de lui faire mon coming out à ce moment-là. Pendant des mois et des mois, j’en ai discuté avec mon ami psychologue, jusqu’à pleurer dans son bureau. Je voulais faire ma transition, mais je ne savais pas comment faire. J’étais marié, père d’un enfant et je ne pouvais rien commencer sans leur en parler. J’étais dans une impasse. Annoncer à sa femme que l’on veut devenir une femme, c’est courir à l’échec du couple – certains résistent malgré tout.
J’ai commencé à faire mon coming-out à d’autres personnes dont j’étais sure. Ça s’est bien passé en termes de reconnaissance, de secret et de soutien. Ils ont été là. Arrivé à un moment, par un pur hasard, un soir (encore une fois, synchronicité…), ma femme et moi sommes tombés sur une émission télé consacrée à la chirurgie trans. Ma femme, qui connaissait mon côté travesti (et ne l’appréciait pas), m’a lancé : « Et toi, est-ce que tu veux te faire opérer? » Ça faisait deux minutes que je regardais mes pieds. Je crois que si elle ne m’avait pas posé cette question, je serais peut-être encore en train de me morfondre, voire pire.
A partir de là, on en a beaucoup discuté. Ça n’a pas été simple pour elle, ça ne l’est toujours pas. Mais elle n’a pas été malveillante. Elle aurait pu me mettre dehors et prendre un avocat, mais elle m’a simplement dit qu’elle ne pouvait pas rester avec une femme. Nous sommes actuellement en instance de divorce. Mais on essaie de s’entendre au mieux.
« J’avais une peur bleue de la réaction de mes collègues et patients »
A partir de ce moment-là, j’ai pris mes premiers rendez-vous au Gretis, à Lyon. En octobre 2014, à 43 ans, je suis rentrée dans le parcours. J’aurais pu trouver un ami psy qui m’aurait fait un certificat de complaisance et aller me faire opérer en Thaïlande. Mais j’ai accepté le suivi et l’évaluation psychiatrique : peut-être que j’aspirais à avoir des réponses… même s’ils ne sont pas là pour ça. On doit rencontrer deux psychiatres -l’un qui est notre référent, et l’autre qui donne un second avis- et un psychologue qui fait les tests de comportement (Rorschach et TAT)… Il s’est trouvé qu’elle était membre de la famille de ce chirurgien urologue auprès de qui j’avais fait un stage durant mon externat (synchronicité!).
On reproche parfois à ces psychiatres d’être transphobes… Mais s’ils l’étaient, pourquoi prendraient-ils en charge ces gens qui sont en souffrance ? Des personnes trans se voient parfois opposer un refus : face à des troubles du comportement, des maladies psychiatriques non stabilisées, des grosses dépressions, les médecins ont tendance à freiner des quatre fers. Comme pour la chirurgie bariatrique, si les patients ne sont pas stabilisés, ça a toute les chances d’être un échec. C’est un garde-fou que la communauté trans a du mal à avaler : ils ont l’impression qu’on leur vole leur transidentité – ce que je peux comprendre.
Suite à cette évaluation, j’ai rencontré un chirurgien et un endocrinologue. L’équipe pluridisciplinaire s’est réunie en commission et a validé la mise en route d’un traitement hormonal œstrogène et anti-testostérone.
Il était temps de faire mon coming-out. J’avais une peur bleue de la réaction de mes collègues et de mes patients. Je travaillais à la prison la majeure partie du temps, mais aussi au centre de la douleur et encore un peu aux urgences – ma famille en quelque sorte. J’ai bloqué une journée entière pour faire mon annonce aux équipes. Mais avant cela, j’ai cherché à me protéger d’un éventuel harcèlement en allant voir la médecine du travail, le directeur de la prison et le directeur de l’hôpital. Ce dernier m’a reçu avec le responsable des affaires médicales. Je leur ai déroulé l’histoire et dit que j’allais l’annoncer aux équipes. Il m’a dit : ‘Docteur, au final, en quoi peut-on vous être utiles?’ J’ai trouvé ça extrêmement bienveillant. Ça n’a servi à rien, mais il était important que je pose des garde-fous .
En une journée, la plus stressante de ma vie, j’ai fait mon coming-out professionnel. D’abord à la douleur, puis à la prison, et enfin lors de la réunion de service des urgences – 50 à 60 personnes tout de même. J’avais mis le chef de service, un ami depuis le premier jour sur les bancs de la faculté de médecine, dans la confidence. J’ai passé trois heures sur ma chaise à bouillonner. Puis je suis entrée en scène pour dérouler mon texte, comme au théâtre. J’étais dissocié, comme sous hypnose. Et à la fin, les plus anciens de l’équipe se sont levés et ont applaudi. Un truc de malade… Ils sont venus me faire l’accolade, me dire que j’étais courageux…
« Je n’ai pas changé mon discours, ma manière de parler, de soigner »
Vis-à-vis de mes patients, notamment ceux de la douleur, ça a été plus compliqué. Je voyais ces patients chroniques tous les trois mois et je commençais à changer : il fallait que je leur dise. On ne peut pas faire l’impasse sur quelque chose qui se voit, car cela créé de la résistance, de l’angoisse, de l’inquiétude. J’ai pris 5-10 minutes à chaque consultation. Je leur ai dit : ‘Je ne vous demande pas d’être d’accord, simplement je vous assure que je continuerai à vous prendre en charge de la même manière… avec ou sans la jupe.’ Au final, je n’ai eu que deux patients qui sont partis, sur une file active importante. L’un d’entre eux a fait un courrier assez véhément, presque insultant, au directeur de l’hôpital, il a eu une réponse ‘légale’ et n’est plus venu au centre. L’autre est une dame un peu âgée pour qui ça a coincé : on l’a confiée a un autre médecin de l’équipe. D’autres patients, en revanche, se sont inquiétés de savoir si les opérations s’étaient bien passées, si je n’avais pas eu trop mal… C’est juste génial. Je leur ai montré que j’allais les soigner de la manière : je n’ai pas changé mon discours, ma manière de parler, de soigner. Je n’ai rien changé, à part l’enveloppe externe. Tout s’est bien passé. Même si on me remonte de temps en temps certains commentaires… Ces personnes ont le droit de ne pas être d’accord, tant qu’ils ne me font rien. Je suis bienveillante, mais je serai vigilante.
J’ai connu un médecin en revanche, dans un milieu rural, pour qui le coming out ne s’est pas bien passé. Le conseil de l’Ordre a fini par lui demander trois certificats d’expertise psychiatrique…
Dans la sphère privée, j’ai dû faire mon coming-out un peu en urgence avec certaines personnes. Par exemple avec la nounou, quand mon fils de 9 ans a dit : ‘mon papa, quand ce sera une fille, il n’aura plus de barbe’… L’école aussi a été mise au courant : il le fallait pour protéger mon enfant des moqueries des autres, pour que l’équipe pédagogique soit vigilante.
Je n’ai pas perdu d’amis mais certaines personnes, mal à l’aise, se sont éloignées. Sur le plan familial, c’est très compliqué, on n’en parle pas beaucoup. Ma mère ne m’a appelée Marion que deux fois. Mes neveux, eux, ont décidé de m’appeler « Taton » : j’achète !
Un an après le coming-out, je passais dans une seconde commission pour avoir le top départ de la chirurgie de réassignation : stérilisation (orchidectomie) et reconstruction des organes du bon genre, MTF [Male to female]. Ce sont des chirurgies extrêmement complexes, minutieuses, qui font appel à du fonctionnel et de l’esthétique. C’est ce que j’appelle de la belle chirurgie. J’ai attendu encore deux ans pour être opéré : ça s’est passé en février de cette année, j’ai fait la vaginoplastie (6 heures au bloc) et deux mois plus tôt, la mammoplastie (2 heures). Tout s’est bien passé.
« Pour la Sécu et l’Ordre, je suis encore Bruno »
Étant procrastinante pour tout ce qui est paperasse, mon état civil n’a pas encore changé… J’aurais même pu le faire avant la chirurgie avec la nouvelle loi. Avant, quand on n’avait pas fait la chirurgie de réassignation, c’était au bon vouloir du juge… Aujourd’hui, on est encore obligé de passer au tribunal : au fond de moi, ça me gêne d’avoir à me justifier de cette façon. Mais il faut que je le fasse : pour la Sécu et le Conseil de l’Ordre, je suis encore ‘Bruno’, alors que des confrères écrivent à ‘Marion’ et que je suis mentionnée comme telle dans l’annuaire de l’établissement. Sur les ordonnances, je n’ai laissé que mon initiale.
Depuis deux, trois mois, je suis vraiment bien dans mes baskets. Pour moi, tout s’est bien passé. Même s’il y a eu certaines remarques parfois, globalement, les gens ont été très bienveillants. Je sais que c’est très difficile pour eux d’appréhender ma transition. Certains collègues m’appellent encore…
Bruno ou me mettent au masculin. Je les reprends gentiment parce que ça fait quand même cinq ans… Mais ce n’est pas grave, car ce n’est pas malveillant de leur part. Je m’efforce d’être très tolérante, d’accepter leur difficulté. Quand je suis « mégenrée », soit j’en rigole, soit je rassure. Je ne monte pas sur mes grands chevaux.
Mais franchement, ça m’attriste de voir la maltraitance dont sont victimes certains trans… Quelqu’un qui fait de la chirurgie esthétique, ça ne gêne personne. Mais le fait de changer de sexe, ça ne passe pas, alors que la tête est la même. Je n’ai pas changé de cerveau, je suis toujours médecin ! Certaines personnes m’ont demandé : ‘Pourquoi tu ne pars pas recommencer ta vie ailleurs ?’ Mais pourquoi aurait-il fallu que je change ? Je me plais là où je suis. Changer pour pouvoir faire ma transition aurait été un constat d’échec.
« Je vais vivre une deuxième vie »
Pour les gens, le/la ‘transsexuel(le)’ ça reste la ‘prostituée du bois de Boulogne’, du moins c’est la première image qui vient a l’esprit. On a tous été éduqués avec ce lieu commun. Alors que ce sont des chefs d’entreprise, des ouvriers, des médecins, toute catégorie socioprofessionnelle en fait… Mais les choses changent, tout doucement : des équipes chirurgicales se mettent en place un peu partout, à Lille, à Saint-Etienne… Il y a un réel besoin, un réel manque : il y un délai de 5 ans pour la réassignation ; on considère qu’il y a 10 000 transsexuels en France, mais à mon avis c’est beaucoup plus.
Pour moi, la page est quasi tournée. Je vais vivre une deuxième vie. C’est une chance ! Contrairement à d’autres, pour qui il est très compliqué de vivre avec leur passé, je n’ai pas cherché à effacer mon ancienne vie, à assassiner mon ‘moi garçon’. Parce c’est lui qui m’a amené à la personne que je suis aujourd’hui. Bruno a construit Marion. Et il s’efface au fil du temps. »
*L’association Le Refuge vient en aide aux LGBT rejetés par leurs proches.
Le parcours de soin Deux parcours sont proposés aux personnes transgenres souhaitant entamer une transition. A l’instar du Dr Tuduri, elles peuvent être prises en charge par des équipes hospitalières « officielles », fédérées au sein de la Société française d’études et de prise en charge du transsexualisme (parcours « protocolaire »), ou bien par des spécialistes du secteur privé (parcours « alternatif »). Que la transition aboutisse à la chirurgie ou se limite au traitement hormonal substitutif, une évaluation psychiatrique est dans tous les cas requise. Les actes peuvent être pris en charge au titre de l’ALD 31, en cas de trouble de l’identité sexuelle reconnu. Pour en savoir plus sur la prise en charge des personnes transgenres, un site alimenté par une généraliste : medigen.fr
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