Publié le 16/05/2018 – E. RIQUIN Pédopsychiatre, CHU d’Angers
L’obésité de l’enfant et de l’adolescent représente une préoccupation majeure de santé publique. Chacun souhaite pouvoir trouver des solutions, saisissant les enjeux d’une prise en charge précoce, améliorant les résultats à court et long termes en prévenant le développement des comorbidités. Néanmoins, les résultats des traitements médicaux (alimentation équilibrée et pratique sportive) de l’obésité de l’adolescent sont souvent peu satisfaisants (1,2). Le symptôme obésité persiste, coûte que coûte et quoi que les médecins et soignants puissent proposer. C’est dans ce contexte que la chirurgie bariatrique a été questionnée dès l’adolescence (3,4).
Manger
L’alimentation est une fonction instinctuelle des mammifères, indispensable à leur survie. Les conduites alimentaires sont le versant comportemental des mécanismes de régulation énergétique et nutritionnelle assurant l’homéostasie d’un individu. Dans l’espèce humaine, l’acte alimentaire est d’abord générateur de symbolisme. Les recommandations religieuses sont nombreuses (Carême, Ramadan, éviction de certaines viandes). Claude Fischer, dans son ouvrage L’Homnivore, décrit le principe d’incorporation, c’est-à-dire la pensée magique liée à l’acte alimentaire (5). Tout se passerait comme si, lorsque nous ingérons un aliment, nous incorporons certaines de ses caractéristiques symboliques (la pureté du lait, la force de la viande, etc.). L’alimentation est aussi un acte générateur de vie sociétale, de couverture de besoins psychologiques et sociologiques (on partage un « repas de famille », on « invite des amis à dîner »).
Elle est enfin affective : on mange de la glace, du chocolat pour se réconforter d’une adversité, on mange moins parce que l’on a « la boule au ventre », ou on mange « comme quatre » pour fêter un heureux événement ou parce que le repas est délicieux. D’ailleurs, l’obésité n’existe pas dans la nature, et seuls nos animaux de compagnie pâtissent de notre rapport affectif à l’alimentation et de ses affres : les problématiques de régulation pondérale.
Aspects psychologiques de l’obésité
L’obésité ne peut et ne doit pas être décrite en termes de causalité psychiatrique unique. Les situations d’obésité uniquement secondaires à des événements traumatiques sont extrêmement rares, et doivent toujours inté- grer les implications biologiques et génétiques dans leur survenue. L’abord psychologique est ici centré sur la participation de l’état affectif et émotionnel de l’individu dans ce processus d’obésité et sur les consé- quences psychologiques de celle-ci. L’insatisfaction corporelle, cette sensation « de ne pas être attractif », est très présente chez les patients souffrant d’obésité. Il ne s’agit pas d’une cognition isolée mais bien d’un raisonnement de référence aux autres, pouvant entraîner des comportements d’évitement, voire une phobie sociale et une agoraphobie chez certains sujets (6). Ainsi, l’association entre obésité et maladies mentales est reconnue et apparaît dès l’enfance, avec des états dépressifs, une anxiété, particulièrement chez les filles. Des difficultés d’apprentissage et des retards de développement sont également décrits (7-9) . La dévalorisation morale, dont les sujets souffrant d’obésité sont l’objet, provoque des souffrances majeures et la stigmatisation a des conséquences sur la trajectoire sociale des individus. W. Cahnman a définit la stigmatisation comme « le rejet et la disgrâce qui sont associés à ce qui est vu (l’obésité) comme une déformation physique et une aberration comportementale » (10). De quelque chose qui se voit, l’obésité, l’individu qui stigmatise développe une croyance sur le comportement à son origine. Il est intéressant de reprendre l’histoire sociale de l’obésité au travers des âges pour mieux saisir cette tendance actuelle (11) . De l’Antiquité jusqu’aux siècles centraux du Moyen Âge, être gros était con sidéré comme un prestige. Au Moyen Âge, la gloutonnerie ne convenant pas à la morale religieuse, le « très gros » a été condamné, pêchant par son excès, son vice. À la Renaissance, le « très gros » était combattu dans deux optiques : la morale et la santé. Ce n’était plus la gloutonnerie qui était visée mais la mollesse, la pa resse, l’inefficacité du « gros ». Au siècle des Lumières, sont apparues les questions de comportements humains globaux prédisposant à la grosseur. L’idée d’« environnement obésogène » a commencé à se dessiner. Une idée majeure est apparue : l’obésité ne caracté- rise plus une corpulence mais bien une maladie. Au XXe siècle, perdre du poids apparaissait comme une question de vo – lonté personnelle, stigmatisant toujours davantage celui qui échouait. Le fat shaming : terme anglo-saxon définissant la pra tique d’humilier ou de se mo – quer d’une personne en situation de surpoids ou d’obésité, commence très tôt dans la vie. Dès 3 ans, les enfants considè- rent leurs camarades en surpoids comme étant : « méchants, stupides, moches, malheureux, paresseux, et ayant peu d’amis » (12) . Ces attitudes négatives ont tendance à s’aggraver avec l’âge et ne touchent pas seulement les camarades, mais aussi les enseignants, les parents, et parfois même le monde médical. Ces expériences sociales, dont ces patients souffrent, sont à l’origine de nombreuses blessures narcissiques. Le narcissisme des patients souffrant d’obésité est souvent terriblement impacté : on devient soi, on peut compter sur soi grâce à nos assises narcissiques, c’est-à-dire grâce à un sentiment de sécurité et de confiance en nous et dans les autres. Ce sentiment se construit grâce à nos expériences sociales, souvent difficiles pour ces sujets, qui peuvent développer une véritable « paranoïa acquise » en appréhendant et se méfiant de toutes nouvelles rencontres. Un autre effet de la stigmatisation est celui de la négation du ” sujet. Le corps, exposé, visible devient ce que l’être tout entier est. Ces éléments ont des consé- quences communes sur l’altération de l’image de soi, et l’estime de soi, conduisant à un vécu discriminatoire, puis à un isolement. Parfois même, l’estime de soi est tellement altérée et la pression sociale tellement intense qu’un discours autour de la légitimité de la discrimination est entendu : « En même temps, vous m’avez vu », disent-ils. Un cercle vicieux peut s’installer : la souffrance peut induire un « agir alimentaire » (= acte rassurant, de plaisir immédiat) ; l’« agir alimentaire », l’obésité ; l’obésité, les moqueries, et les moqueries aggravent la souffrance, le repli sur soi, et l’arrêt des activités physiques par évitement.
La demande
Plus l’adolescent a besoin de soutien et plus ce soutien est une menace pour son autonomie ; plus grand est son besoin, moins il le supporte ; plus il se sent démuni, plus il se croit dépendant des adultes ; et plus il se sent dépendant, moins il le tolère, car être dépendant, c’est donner du pouvoir à l’autre. Cette idée est centrale dans l’accompagnement d’adolescents. Néanmoins, lorsqu’une demande (de perte de poids, de soutien, de chirurgie bariatrique, etc.) est formulée, tout clinicien doit l’entendre ! La souffrance est alors souvent d’une intensité insoupçonnée. Elle vient convoquer douloureusement l’incapacité du sujet à perdre du poids, à devenir et être autonome, ne dépendant pas de l’aide du médecin, et donc de l’adulte pour parvenir à changer dans son corps et dans son esprit : « Je suis nul(le) ». Les prises en charge dans des réseaux spécialisés et parfois en chirurgie bariatrique sont l’occasion de prendre alors la parole, parfois pour la première fois, pour évoquer une souffrance souvent plus globale, avec de nombreuses révélations d’abus, d’inceste et de violences subies.
La non-demande
Il convient avant toute chose d’être vigilant : ne rien demander n’est pas ne rien vouloir. Ne tombons pas dans l’idée (tristement célèbre) de « l’indolence de l’obèse ». Les choses étant toujours plus complexe lorsqu’il s’agit d’un sujet, nous devons nous interroger sur les déterminants à l’origine d’une absence de demande. Du côté du soignant, il pourrait être tentant de penser que l’insatisfaction pourrait être utilisée par le sujet obèse comme une motivation à la perte de poids. Pourtant, il existe une relation en U inversé entre l’insatisfaction corporelle et la motivation à perdre du poids : un sujet en surpoids avec une image du corps satisfaisante ne sera pas motivé à modifier ses comportements, de même qu’un sujet très insatisfait de son corps. L’insatisfaction doit donc être modérée pour être stimulante. Des situations sont cependant parfois complexes pour les soignants, telles que les prise en charge chirurgicales urgentes avec nécessité de perte de poids (scoliose, problématiques ophtalmologiques, etc.) ou la vision médicale de dangers à plus long terme pour ces jeunes patients, tels que les complications ou les comorbidités. Du côté des patients, l’absence de demande vient convoquer différents enjeux. Tout d’abord, la crainte d’un nouvel échec. Faire une demande, c’est prendre le risque d’un refus et essayer, c’est prendre le risque d’échouer. Ces mécanismes de pensées pessimistes sont très à l’œuvre chez les personnes souffrant d’obésité et sont souvent acquis par de nombreux échecs des prises en charge antérieures et par une perte de la confiance dans ses capacités à réussir, souvent alimentée par les expériences de vie. Ensuite, cela vient convoquer la question du « prendre soin de soi », question complexe chez le sujet souffrant d’obésité. Le corps de l’adolescent obèse est souvent nié, à peine regardé, souvent par l’adolescent lui-même, mais il prend toute la place et vient malheureusement définir l’être en entier ! Il est difficile de prendre soin de quelque chose que l’on déteste et dont on tente de nier l’existence car décider de prendre soin, c’est regarder, considérer, admettre l’existence, et c’est aussi être exposé. Enfin, une pensée fréquemment retrouvée chez ces adolescents est que l’obésité est l’agent causal de tous leurs maux : « je suis malheureux car je suis trop gros, je serais heureux en l’étant moins». Certains adolescents ont une conscience douloureuse de l’absence de lien immédiat et univoque entre ces deux faits et appréhendent douloureusement l’idée que leur mal-être pourrait persister malgré la perte de poids.
Références
1. Ho M et al. Effectiveness of lifestyle interventions in child obesity: systematic review with meta-analysis. Pediatrics 2012 ; 130(6) : e1647-71.
2. Ng M et al. Global, regional, and national prevalence of overweight and obesity in children and adults during 1980-2013: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2013. Lancet 2014 ; 384(9945) : 766-81.
3. Desai NK, Wulkan ML, Inge TH. Update on Adolescent Bariatric Surgery. Endocrinol Metab Clin North Am 2016 ; 45(3) : 667-76.
4. Paulus GF et al. Bariatric surgery in morbidly obese adolescents: a systematic review and meta-analysis. Obes Surg 2015 ; 25(5) : 860-78.
5. Fischler C. L’Homnivore. Paris : Odile Jacob 2001. 448 p.
6. Schwartz MB, Puhl R. Childhood obesity: a societal problem to solve. Obes Rev 2003 ; 4(1) : 57-71.
7. Mühlig Y et al. Weight loss in children and adolescents. Dtsch Ärztebl Int 2014 ; 111(48) : 818-24.
8. de Wit L et al. Depression and obesity: a meta-analysis of community-based studies. Psychiatry Res 2010 ; 178(2) : 230-5.
9. Luppino FS et al. Overweight, obesity, and depression: a systematic review and meta-analysis of longitudinal studies. Arch Gen Psychiatry 2010 ; 67(3) : 220-9.
10. Cahnman WJ. The stigma of obesity. Sociological quarterly 1968 ; 3(9) : 283- 99.
11. Vigarello G. Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, du Moyen Âge au XXe siècle. Paris : Seuil, 362 p.
12. Wardle J, Volz C, Golding C. Social variation in attitudes to obesity in children. Int J Obes Relat Metab Disord 1995 ; 19(8) : 562-9.
Copyright © Len medical, pediatrie pratique, mars 2018