Le 27 août 2018
ACTIVITÉ PHYSIQUE ALIMENTATION AMÉNAGEMENT SANTÉ ET SOCIÉTÉ PRÉVENTION EN SANTÉ
C’est assurément l’un des sujets les plus chauds de l’année. Le 17 octobre prochain, la consommation de marijuana deviendra légale au Canada. Inquiétante pour plusieurs, cette légalisation du cannabis n’en demeure pas moins, de l’avis de plusieurs spécialistes, une excellente mesure de santé publique. Pourquoi ? 100° a posé la question à Line Beauchesne, criminologue à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa.
100º — La légalisation du cannabis a fait couler beaucoup d’encre, au cours des dernières années. C’est d’ailleurs devenu presque un cliché, mais nombreux sont ceux qui craignent que les gens se mettent à fumer des « joints » un peu partout dans les espaces publics. Est-ce un portrait trop alarmiste ?
L. B. — Oui, certainement, car le « joint » traditionnel est en voie de disparition. On le voit avec les États américains où le cannabis est légalisé. Au fur et à mesure où l’industrie accréditée s’installe, et que se précise le discours de santé publique, les gens fument de moins en moins l’herbe de cannabis pour lui préférer la diversité de produits proposés sur le marché en vente libre. Tout simplement parce que les gens savent que la combustion du cannabis est, de toutes les formes de consommation, la plus nocive et donc la moins désirable. D’ailleurs, ces nouveaux modes d’absorption, tels les vaporisateurs sublinguaux, ont l’avantage de la discrétion tout en permettant de consommer là où il est par exemple interdit de fumer.
100º — Autrement dit, la diversité de l’offre, en rendant caduque la cigarette de cannabis, représenterait un avantage sur le plan de la santé publique ?
L. B. — D’une part, oui. Mais c’est surtout une excellente mesure de santé publique parce que, en régulant la production du cannabis, on garantit la qualité du produit. Alors que, sur le marché noir, on ignore les teneurs en psychotropes, les quantités de pesticides ou autres produits chimiques contenus dans ce que l’on achète à la sauvette.
100º — C’est d’ailleurs un des arguments en faveur de la légalisation : la lutte contre le crime organisé, non ?
L. B. — À mon avis, c’est un argument qui ne tient pas vraiment la route. Le crime organisé, le vrai, il ne trempe pas dans la filière du cannabis, car elle n’est pas assez rentable pour lui. Non, le marché noir de la vente de cannabis, c’est plutôt l’affaire de milliers de petits producteurs et de petits trafiquants plus ou moins inoffensifs. Par contre, d’un point de vue de santé publique, l’élimination de ce marché noir, dans la foulée de la légalisation, est une chose tout à fait souhaitable si on veut rendre les produits beaucoup plus sécuritaires.
100º — Et le marché en vente libre du cannabis peut-il, à terme, concurrencer le marché noir au point de le faire tomber ?
L. B. — Oui, mais après quelques années seulement. Si on se fie aux expériences américaines, on peut prévoir trois phases avant de parvenir à un profil de consommation stable, et je dirais responsable, dans la société. Au cours des deux premières années, l’industrie, en pleine consolidation, va éprouver de la difficulté à répondre à la demande, qui sera en légère hausse avant de se tasser, et donc peiner à offrir des prix concurrentiels. Mais, avec la production de masse, on va observer une baisse de prix des produits transformés ainsi qu’une mutation culturelle du marché. Conscients des nombreux avantages pour leur santé, les consommateurs vont délaisser le marché noir. Et c’est à partir de ce moment que le « joint » traditionnel cédera tout doucement sa place à des produits, certes plus coûteux, mais beaucoup moins nocifs. Puis, une fois parvenus à la 3e phase, les produits de transformations domineront nettement le marché, tandis que la combustion du cannabis ne sera plus qu’une pratique marginale, voire archaïque ou pittoresque.
100º — Mais si, comme vous le mentionnez, les produits transformés sont plus coûteux que l’herbe de cannabis, ne risque-t-on pas de voir apparaître deux classes de consommateurs ?
L. B. — C’est exact. Et cette perspective me préoccupe, car elle sera la source d’inégalités en matière de santé. Les gens moins nantis, faute de moyens, risquent de privilégier la combustion du cannabis plutôt que de se tourner vers les produits transformés. Très franchement, je ne connais pas, pour le moment, la solution à ce problème. Mais, entre-temps, il importe surtout de détourner cette clientèle vulnérable de la tentation du marché noir. Ce qui va rapporter d’innombrables bénéfices en matière de santé publique. Des bénéfices qui vont largement compenser le fait, pour ces personnes, de fumer une cigarette de cannabis légal au lieu, par exemple, de consommer de l’huile. Et, heureusement, le gouvernement fédéral a prévu des mécanismes pour éviter que les provinces et les territoires ne succombent à la tentation de trop taxer l’herbe de cannabis afin qu’elle demeure aussi avantageuse, sinon plus, que celle provenant du marché noir.
100º — Toujours en ce qui concerne l’accessibilité : l’âge légal au Québec sera de 18 ans. Dans ces circonstances, les mineurs ne deviennent-ils pas une cible de choix pour le marché noir ?
L. B. — En fait, pas vraiment. Selon ce que nous savons de l’expérience vécue aux États-Unis, la légalisation ne change pas tellement le profil de consommation des jeunes, mais plutôt leurs modes d’approvisionnement. À savoir qu’ils ne consomment pas vraiment davantage de cannabis. Par contre, ils veulent, eux aussi, des produits de qualité. Ils souhaitent, comme tout le monde, savoir ce qu’ils consomment. Alors, plutôt que de se tourner vers le marché noir, ils vont faire appel à un grand frère, un cousin, ou à un oncle pour s’approvisionner, tout comme ils le feraient pour de l’alcool.
100º — J’ai des oncles débonnaires, mais aussi des tantes qui, en lisant ces lignes, risquent d’avaler leur thé de travers…
L. B. — C’est certain ! Mais quand, dans mes conférences, on pose ce genre de question sur les effets potentiellement pervers d’un l’âge légal, j’ai l’habitude de demander à tous ceux qui ont attendu l’âge de 18 ans, avant de prendre une première bière, de lever la main… En général, ça détend l’atmosphère ! Non, mais, très sérieusement, il est bien documenté que les initiations familiales sont les plus sécuritaires. Ce sont globalement celles qui débouchent sur les meilleurs résultats. Quand on accorde une permission spéciale, on fait, par définition, de la prévention. On parle nécessairement du produit, de ses effets, des limites à ne pas dépasser… Sauf que…
100º — Sauf que ?
L. B. — Sauf que… ici le fossé est énorme. Dans le cas de l’alcool, on connaît le produit. Mais pour le cannabis, c’est différent. Un jeune qui demande à ses parents la permission de boire un verre de vin lors d’un souper de fête, c’est une chose. Mais s’il demande de goûter à de l’huile de cannabis… c’est assez différent. Être à la place d’un parent de mineurs, j’avoue que je ne saurais pas très bien comment me comporter. Parce que nous n’avons pas de recul… pas de culture de consommation en ces matières… Et cela même si le gouvernement fédéral a prévu des dosages maximaux d’absorption selon les différents modes de consommation, ce qui ne remplace pas l’expérience, laquelle nous manque, tout comme les études…
Bref, la santé publique a tout un travail d’information, de sensibilisation et d’éducation à faire afin de nous guider dans ces zones grises. Mais, d’abord et avant tout, elle doit documenter les profils de consommation des différentes clientèles, ainsi que leurs effets, à la fois recherchés et avérés, avant d’émettre des recommandations. Et ça, c’est une tout autre histoire…
*** NDLR: Dans la foulée de la légalisation du cannabis, qui doit entrer en vigueur le 17 octobre, 100° abordera la question sous différents angles dans les prochaines semaines, notamment la prévention de la consommation chez les jeunes. Demeurez à l’affût pour ne pas manquer nos articles sur ce vaste sujet.
François Grenier – JOURNALISTE / 100°