Publié le 05/12/2020

Paris, le samedi 5 décembre 2020 – Des équipes médicales, désarmées, qui doivent choisir entre deux patients lequel pourra recevoir les meilleurs soins.

Des médecins ou des infirmiers qui s’épuisent à essayer de trouver dans un service proche une place pour accueillir leur malade.

Des familles qui s’indignent. Ces scènes qui ne peuvent que profondément heurter l’opinion et les soignants sont le spectre que l’on a fait planer au-dessus des Français pour expliquer la nécessité des mesures de limitation des déplacements et des rassemblements face à l’épidémie de Covid-19.

Ces dilemmes qui bouleversent les fondements éthiques du soin sont pourtant le quotidien de milliers de professionnels de santé depuis des années en France : les psychiatres du secteur public et plus encore les pédopsychiatres.

« Qui soigner quand il n’y a pas la possibilité de le faire pour tout le monde ? La question est brûlante et rendue visible par la situation sanitaire actuelle, avec des services de réanimation qui pourraient avoir à faire le tri et « choisir » des patients en cas de surcharge des lits (…).

En tant que responsable d’un centre médico-psychologique (CMP) pour enfants et adolescents dans le nord des Hauts-de-Seine, il s’agit d’une question quotidienne, tant les listes d’attente pour être reçu par des professionnels de santé mentale se sont allongées ces dernières années (souvent plus de six mois après une première demande). Les plages de consultation sont saturées. (…)

La mission première d’un CMP est d’accueillir toute personne en état de souffrance psychique. Et la question est alors de déterminer qui soigner en priorité, quand on ne peut pas recevoir tout le monde. Avec mon équipe, nous étudions la liste d’attente… Où tracer la ligne de partage entre ceux qu’il faut soigner d’abord et ceux qui peuvent encore attendre ? Qui choisir ?

C’est alors le domaine de l’éthique qui s’impose. En effet, les choix à faire sont tous des dilemmes pénibles et relèvent plus de l’éthique que de la connaissance médicale ou psychologique. Ce terme, employé à tort et à travers, apparaît le plus souvent vidé de son sens. Mais, dans notre travail quotidien, il s’agit d’un mot « chaud », dans le sens qu’il implique de résoudre des équations insolubles, car leur cause première est le manque d’argent…

Il s’agit ici de la délibération insupportable avant de choisir quels patients (en l’occurrence, ici, quels enfants et leurs familles) accueillir en priorité. Nous retournons alors dans tous les sens les choix possibles et tentons d’établir des critères, dont nous prenons tout de suite conscience des aberrations »

raconte dans une tribune publiée dans Le Monde, Oriane Bentata-Wiener, psychiatre, responsable du centre médico-psychologique (CMP) de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine).

Troisième vague psychiatrique : l’inconnue impossible à évaluer

Le rappel de la très grande limitation des moyens en psychiatrie laisse deviner les difficultés auxquelles les soignants pourraient être confrontés en cas de fortes augmentations des demandes de soins liées à la détresse provoquée par l’épidémie de Covid-19 et les mesures qu’elle entraîne.

Cette troisième vague que tout le monde redoute pourra-t-elle cependant être seulement évaluée ? Là encore, les parallèles avec l’épidémie de Covid-19 sont désarmants, mettant en lumière d’une part la complexité de disposer de chiffres précis pour apprécier de façon fine les fluctuations de fréquentations des services de soins et d’autre part le fait que l’indigence de la psychiatrie publique française est telle que, quelles que soient les possibles augmentations ponctuelles de patients, elle est constamment dépassée par l’afflux de malades.

« Il y a quelques semaines, il y a eu une alerte sur une augmentation du nombre de tentatives de suicides des adolescents. Les autorités se sont inquiétées et, après enquête, ces tentatives sont en nombre équivalent à l’an dernier, avant l’épidémie de Covid. L’impression d’une hausse, ressentie par les soignants des urgences pédiatriques, venait du fait que, les autres types d’urgences ayant baissé avec le confinement, la psychiatrie prenait une part plus grande dans leur quotidien.

Je donne cet exemple, non pas pour relativiser l’impact du Covid sur la santé mentale et morale des Français, mais pour mettre en lumière un manque : contrairement aux épidémiologistes qui disposent d’indicateurs précis et de modèle mathématiques, nous ne disposons pas, en psychiatrie, de remontées nationales.

Depuis quelque temps, on nous demande d’estimer les besoins de soutien psychologique suite à l’épidémie mais nous nous heurtons à deux obstacles : on manque de chiffres et cette pandémie nous plonge dans un contexte qui n’a pas d’équivalent.

Suite aux attentats de 2015, des cellules d’urgence médico-psychologiques avaient pu être déployées rapidement car nous connaissions le syndrome post-traumatique, ses effets et les personnes qui pouvaient en être atteintes. Cette pandémie, elle, peut avoir des effets sur les anciens malades, les gens qui souffrent du confinement et ceux qui vont prendre de plein fouet la crise économique, ainsi que leurs enfants. Dans quelle ampleur ?

Nous l’ignorons totalement » observe ainsi dans Les Echos, le pédopsychiatre Noël Pommepuy présidant de la commission médicale de l’établissement de Ville-Evrard en Seine-Saint-Denis.

Un nombre de psychologues pour 100 000 étudiants vingt-cinq fois moindre que les recommandations internationales

Ce qui est donc certain c’est que quelle soit son ampleur, la troisième vague psychiatrique trouvera un système de soins psychiatrique exsangue. Certains chiffres rappelés récemment sont ainsi éloquents.

Évoquant la détresse particulière des étudiants, les signataires d’un appel publié par le Monde (initié notamment par le Dr Laurent Gerbaud, président de l’Association des directeurs des services de santé universitaire), déplorent :

« Comme le montre la note « En parler, mais à qui ? », publiée par l’association Nightline France en novembre 2020, notre pays accuse un retard considérable en matière de santé mentale étudiante.

Aux Etats-Unis, on compte en moyenne un psychologue à temps plein pour environ 1 600 étudiants.

En Irlande, un psychologue pour 2 600 étudiants ; en Ecosse, un pour 3 800 étudiants ; en Australie, un pour 4 000 étudiants ; en Autriche, un pour 7 300 étudiants. En France, on compte seulement un psychologue pour 29 882 étudiants.

Cela représente près de 25 fois moins que les recommandations internationales, qui préconisent comme bonne pratique institutionnelle un psychologue pour 1 000 à 1 500 étudiants (selon l’organisation américaine International Accreditation of Counseling Services en 2016), huit fois moins que la moyenne des six autres pays recensés et quatre fois moins que le prochain taux le plus bas.

Comment peut-on envisager soutenir une population en détresse, dont 22 % ont eu des idées suicidaires (étude i-Share 2019), lorsqu’on est seul face à tant de patients ? Les services de santé universitaire, déjà surmenés avant l’épidémie, ne peuvent prendre en charge qu’une partie de la population étudiante qui en aurait besoin » préviennent les auteurs de ce texte.

Mépris ou peur de la psychiatrie

Comme dans les services d’urgences et de réanimation, cette situation est en grande partie le résultat de longues années d’abandon ou de réformes totalement impropres à apporter les solutions attendues.

« Le réflexe des dirigeants est de se dire : « la psychiatrie c’est compliqué… donc on verra plus tard ». La dernière loi-cadre date de 1992. Dans les vingt dernières années, il y a eu treize rapports sans suite », déplore Noël Pommepuy.

La complexité des enjeux ne serait pas seule en cause pour Oriane Bentata-Wiener qui dénonce également une certaine forme de négation de l’importance de la santé psychique. « En pédopsychiatrie, il n’est certes pas question de risque vital. Néanmoins il est à questionner quelle considération on donne à la vie psychique.

Alors qu’en réanimation se pose la question de vie ou de mort, il est aussi important de ne pas négliger ce qu’est la vie psychique d’un enfant et la valeur de cette vie.

Qui est en fait l’avenir de toute la nation. D’où l’importance de pouvoir accueillir tout enfant en souffrance psychique », conclut-elle ainsi son texte.

Une ligne d’écoute ne sera pas suffisante

Dès lors, des attentes très fortes pèsent sur le gouvernement, non seulement pour que des moyens réels existent pour permettre aux secteurs psychiatriques de faire face à une probable troisième vague mais au-delà pour offrir aux Français des soins de santé mentale dotés des meilleures ressources.

Ainsi, dans un communiqué commun signé le 3 décembre, les psychiatres Rachel Bocher, Marion Leboyer, Serge Hefez et Marie-Rose Moro, mais aussi la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, « ont décidé de prendre le Ministre [de la santé] au mot et de parler d’une même voix pour demander, que soient prises d’urgence les mesures qui s’imposent ».

Ils attendent ainsi « La mise en œuvre de campagnes d’information nationales ; Le déploiement immédiat de plateformes d’information et d’aide aux personnes en détresse ; Un renforcement des structures d’écoute et de soins psychiatriques des enfants, des adolescents, et des adultes, avec des consultations dédiées Covid-Psy ».

Enfin, de façon plus globale, ils appellent à « soigner le système ».

De son côté, Noël Pommepuy prévient : « le « dispositif de soutien » que le ministre de la Santé doit présenter bientôt ne pourra pas se limiter à ouvrir une ligne d’écoute téléphonique, qui ne sert pas à grand-chose pour les véritables troubles psychologiques ou psychiatriques. (…)

Un véritable dispositif national de soutien psychologique post-Covid devrait commencer par mettre sur pied un observatoire national.

Ensuite, il faudrait prévoir un repérage le plus en amont possible afin d’éviter qu’un malaise psychologique ne s’enkyste. En recréant des équipes de prévention dans les écoles ou les entreprises et en formant les équipes aux premiers secours en santé mentale.

Après, il restera le sujet des moyens pour la psychiatrie proprement dite car il n’est plus possible de fermer des lits sans muscler le suivi ambulatoire ».

Les appels se multiplient mais les espoirs sont faibles de se faire entendre tant certains signaux sont inquiétants. Outre l’absence de moyens alloués pour permettre une application sereine de l’obligation (reconnue nécessaire par la majorité des professionnels) de mieux contrôler l’utilisation de la contention, la réforme du financement de la psychiatrie (votée en 2019) est plus que jamais déplorée.

« Ce financement consiste en un mode de tarification par compartiments que nous appelons T2C du fait de sa proximité avec la T2A (tarification à l’activité, appliqués aux services de médecine, chirurgie et obstétrique) dont les effets délétères ont été dénoncés à de multiples reprises, avec un paroxysme lors de la crise Covid » écrivaient ainsi début octobre dans le Monde un collectif de psychiatres hospitaliers.

« Plusieurs simulations financières de cette réforme montrent que tous les services y perdent sur le plan budgétaire dans tous les secteurs : public et privé non lucratif en tête, à l’exception des centres hospitalo-universitaires qui sont les seuls avantagés par cette réforme (…).

Du côté des usagers, ce sont ceux qui sont déjà les plus exclus qui seront pénalisés et notamment les personnes diagnostiquées schizophrènes ainsi que les adolescents et les jeunes adultes présentant des formes sévères du spectre autistique (…).

Si l’on suit la logique de la réforme, doit-on privilégier des prises en charge courtes, normées, sélectives, et délaisser une partie de la population ? (…)

Souhaite-t-on une médecine sélective, à destination uniquement du « bon patient », excluant de ce fait ceux qui ont besoin de plus de soins ? Quid de la conciliation entre économie et éthique du soin ?

Compartimenter n’est pas soigner. Pendant que certains se battent contre le Covid et contre l’abandon des patients, d’autres s’entêtent à croire qu’une rationalisation à outrance du financement de la psychiatrie constitue une priorité, négligeant par là ce qui fait la possibilité même du soin.

En effet, malgré des réactions d’usagers, de professionnels et de parents, la « task force » chargée de rédiger les décrets d’application de cette loi a poursuivi ses travaux en petit comité y compris pendant toute la durée du confinement » dénoncent-ils avec force.

Cette contestation et la multiplication des alertes témoignent du risque que la troisième vague psychiatrique submerge un système en souffrance depuis de très nombreuses années, de la même manière (voire même plus fortement encore) que nos services de réanimation étaient probablement trop mal armés pour faire face à l’ampleur l’épidémie de Covid-19.

On pourra relire :

Oriane Bentata-Wiener
Noël Pommepuy
Laurent Gerbaud
Collectif de psychiatres

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