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Dr Sarah Hartley, Dr Michel Zeitouni AUTEURS ET DÉCLARATIONS  5 février 2020

Enregistré le 16 janvier 2020, à Paris.

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En France, 24% de la population souffre d’insomnie, 9% d’insomnie chronique. Quel est l’impact de ce trouble du sommeil sur la santé cardio- et cérébro-vasculaire ? Comment le dépister et le prendre en charge ? Quid du sommeil des médecins ? Le Dr Sarah Hartley, somnologue, résume les informations à retenir.

TRANSCRIPTION

Michel Zeitouni — Chers internautes de Medscape, bienvenue aux Journées Européennes de la Société Française de Cardiologie (JESFC) 2020 . J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui le docteur Sarah Hartley, qui nous vient du centre hospitalo-universitaire de Garches et qui est somnologue. Nous avons assisté à une très belle session sur le cœur et le sommeil et on a appris beaucoup de choses. Dr Hartley, avant toute chose, pour commencer, qu’est-ce qu’un bon sommeil ? Combien doit-on dormir chaque nuit pour être en forme et pour que notre cœur se porte bien ?

Sarah Hartley — Les besoins de sommeil sont tout à fait individuels. On a des gens qui ont besoin de 5 heures de sommeil, et d’autres qui ont besoin de 9 heures de sommeil. En moyenne, cela se situe aux alentours de 7, entre 7 et 8 heures, dans la normalité des choses. On a des gens qui bien sûr dorment peu parce qu’ils ne peuvent pas dormir plus longtemps. Ce sont plutôt des personnes qui sont privées de sommeil et qui auront les retentissements diurnes. Mais on a aussi des gens qui justement dorment peu parce qu’ils n’en ont pas besoin, et qui sont donc de vrais « courts dormeurs ».

Michel Zeitouni — D’accord. Plus spécifiquement, vous nous avez parlé de l’insomnie comme trouble du sommeil. Pouvez-vous définir l’insomnie ? On sait qu’il y a deux types : l’insomnie avec réveil précoce et l’insomnie avec difficulté pour s’endormir. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Sarah Hartley — L’insomnie est un problème fréquent : 24 % de la population française en souffre. L’insomnie se définit par une plainte de sommeil et d’un retentissement diurne.

Cette plainte de sommeil peut-être de plusieurs types : on peut avoir une insomnie d’endormissement — comme, par exemple, avant les preuves de baccalauréat, les gens ont souvent du mal à s’endormir ; une insomnie de continuité du sommeil, ce qu’on appelle un réveil précoce, quand les gens se réveillent au petit matin et ne peuvent pas s’endormir ; et finalement une impression de sommeil non récupérateur.

Mais attention, il faut avoir une, deux, ou trois de ces plaintes, mais avec ce retentissement diurne.

Michel Zeitouni — Donc, ce qui est important, c’est le retentissement de cette insomnie, et au-delà de trois mois, on parle d’insomnie chronique.

Sarah Hartley — Tout à fait. Une insomnie aiguë, tout le monde peut l’expérimenter, mais 9 % de la population française a une insomnie chronique. C’est quand même beaucoup.

9 % de la population française a une insomnie chronique. Dr Sarah Hartley

L’insomnie : un facteur de risque cardiovasculaire

Michel Zeitouni — En tant que cardiologues, on a été frappé de voir que cette insomnie chronique est quasiment un facteur de risque, en tout cas un marqueur de risque, chez nos patients et en particulier nos patients coronariens. On a vu que cela jouait sur le déséquilibre tensionnel, mais aussi sur d’autres pathologies, notamment cérébrovasculaires. Pouvez-vous nous expliquer cette association entre la qualité du sommeil et les maladies cardiovasculaires ?

Sarah Hartley — L’insomnie a été négligée pendant longtemps. C’est un problème qui n’est pas très sexy et qui est assez compliqué. On a quelques études qui portent depuis un certain nombre d’années sur des cohortes pour essayer d’examiner la question entre l’insomnie et le risque cardiovasculaire. On a une méta-analyse qui a été faite en 2014 , qui a regroupé ces grandes études et qui avait conclu que, globalement, il y a une augmentation de risque [NDE : de développer une MCV ou de décéder d’une MVC] d’environ 40%. Ce n’est pas rien.

Mais si on décompose cette méta-analyse par les différentes études, on voit qu’il y a une augmentation du risque d’hypertension artérielle, de maladie coronarienne, d’infarctus et également d’AVC. Donc une augmentation du risque sur toutes les pathologies cardiovasculaires, la difficulté étant que ces études ne sont pas toujours de très bonne qualité, et que la définition de l’insomnie n’est pas la même dans toutes les études.

Donc il a fallu faire d’autres études pour essayer de comprendre le pourquoi du comment.

Michel Zeitouni — Mais vous avez des études de larges cohortes, n’est-ce pas ? Vous avez parlé de plusieurs centaines de milliers de patients.

Sarah Hartley — Il s’agit en effet d’une étude menée en Chine, l’étude Kadoorie Biobank , portant sur un demi-million de patients chinois. C’est donc une étude absolument gigantesque qui évaluait les différentes plaintes de sommeil, pas nécessairement à retentissement diurne, et qui a conclu deux choses :

1) il y a une augmentation du risque [cardiovasculaire] notamment avec les difficultés d’initiation et de maintien de sommeil, et

2) plus vous avez de symptômes d’insomnie, plus que vous êtes à risque. Aussi, si vous êtes très jeune, si vous n’avez pas d’hypertension et si vous n’êtes pas obèse au début, ce risque apporté par l’insomnie est en fait plus important.

Michel Zeitouni — Il est plus important chez les jeunes, chez les hommes actifs…

Sarah Hartley — Absolument.

Michel Zeitouni — Et cela pourrait être un peu un facteur de risque non traditionnel qui explique un peu l’établissement d’un infarctus à un âge prématuré.

Sarah Hartley — Tout à fait.

Michel Zeitouni — Une autre chose importante que vous avez dite, c’est que certaines de ces cohortes ont commencé à suivre les patients avant « qu’ils n’entrent » dans la maladie…

Sarah Hartley — Tout à fait. Ce sont des études qui avaient évalué, sur une durée de 10-11 ans, les maladies cardiovasculaires à l’arrivée et par la suite. Donc on prend les patients, au début, sans maladies cardiovasculaires, et on suit l’incidence ces maladies. La conclusion est que l’insomnie est facteur de risque de maladies cardiovasculaires et non pas l’inverse.

L’insomnie est facteur de risque de maladies cardiovasculaires et non pas l’inverse. Dr Sarah Hartley

Les mécanismes

Michel Zeitouni — D’accord. Parlez-nous un peu des mécanismes. Il y a plusieurs hypothèses, on a des études chez le rat, mais on a aussi des études plus centrées sur l’homme. On parle de déséquilibre tensionnel, mais chez le rat, on a vu aussi une augmentation au niveau du protéome, de la synthèse de protéines inflammatoires, des catécholamines. Comment explique-t-on que mal dormir abîme le cœur ?

Sarah Hartley — Je pense qu’effectivement cela touche les mécanismes qui sous-tendent l’insomnie, parce que quelqu’un qui est insomniaque a une suractivation des systèmes d’éveil. La nuit, les systèmes d’éveil sont censés se tamiser et s’ils ne se tamisent pas, le sommeil ne peut pas se mettre en place. Donc on a un groupe de patients qui ont un hyperéveil.

Est-ce que cet hyperéveil, qu’on peut mesurer dans un laboratoire du sommeil, est lié justement à un risque sur la tension ? La réponse est oui. Les insomniaques qui sont en hyperéveil ont un risque tensionnel qui est beaucoup plus important, un risque relatif 400% de plus que les patients qui dorment normalement. Donc on a une augmentation importante du risque.

Autre question : est-ce lié à la privation du sommeil ? Parce que c’est une autre façon de mesurer la sévérité, n’est-ce pas ? On a deux groupes de patients : les insomniaques qui dorment peu et les insomniaques qui dorment normalement. Et ceux qui sont privés de sommeil, semble-t-il, sont plus atteints.

On sait que la privation de sommeil —vous avez évoqué les études chez les rats — induit une transcription anormale du protéome, on voit une surreprésentation des éléments qui appartiennent aux facteurs inflammatoires, au diabète, à la maladie cardiovasculaire, et chez l’homme, on a l’idée que cette diminution de temps de sommeil, cette fragmentation de sommeil, active le système sympathique, active la sécrétion anormale de l’axe HPA et de cela découle une série de conséquences cardiovasculaires.

Michel Zeitouni — C’est très intéressant. Alors, demain matin, quand on va faire la visite en cardiologie, nous, simples cardiologues qui essayons de nous initier un peu à ces pathologies du sommeil, que doit-on demander aux patients pour juger de la qualité de leur sommeil au lit, Quelles questions doit-on leur poser lors d’une visite médicale ?  Quels outils sont à notre disposition ?

Sarah Hartley — On a des outils tout simples, comme le fait de poser la question à votre patient « comment dormez-vous ? » Un patient sait très bien s’il a une plainte de sommeil — il vous le dit tout de suite. Autre question qu’il ne faut pas négliger, même si on est sur le sujet de l’insomnie, c’est la question « est-ce que vous ronflez et est-ce que vos voisins s’en plaignent ? » Parce que forcément, c’est important. On ne va pas passer à côté d’un syndrome d’apnée du sommeil.

À rappeler, quand même, qu’un syndrome d’apnée du sommeil peut très bien coexister avec une insomnie et cela peut être une expression de sévérité particulière. On peut, justement, passer les échelles de somnolence, comme l’échelle d’Epworth, qui mesure les retentissements. L’outil qu’on utilise en somnologie pour mesurer la sévérité de l’insomnie est une échelle qui s’appelle Insomnia Severity Index (ISI).

On peut essayer d’évaluer la durée de sommeil. Sauf que les insomniaques sous-estiment, pour 50 %, et surestiment, pour 12 %, leur temps de sommeil, donc évaluer le temps de sommeil est difficile. Il faut probablement une polysomnographie

Quel traitement ?

Michel Zeitouni — Donc cela doit vraiment maintenant faire partie de notre interrogatoire routinier des patients, avec toutes les preuves que vous nous apportez pour mesurer leur risque cardiovasculaire et pour essayer de les prendre en charge dans leur globalité. Quels traitements on a, actuellement, pour l’insomnie chez le coronarien, chez le patient avec une cardiopathie ischémique ? Qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qu’il faut éviter ?

Sarah Hartley — Le traitement en première ligne, de toute manière, c’est la thérapie cognitive et comportementale (TCC). Toutes les études concordent sur son efficacité et on a une étude menée chez les coronariens, chez les patients avec une insuffisance cardiaque, qui a démontré que c’est faisable et que c’est efficace. Donc il n’y a pas de raison de priver le patient cardiaque de ce traitement qui est non invasif et très efficace.

La difficulté, c’est l’accessibilité. Cela pose un réel problème — c’est typiquement administré par les psychologues soit en individuel, soit en petits groupes, mais il faut un psychologue qui soit formé. Il y a, dans les pays anglophones, une accessibilité à travers l’internet — et c’est aussi efficace. Mais il faut que votre patient parle anglais.

Michel Zeitouni — On peut donc faire la TCC sur internet… sur quels sites ?

Sarah Hartley — Le plus connu est celui de l’équipe de Morin, qui s’appelle Sleepio , mais encore une fois, il faut parler anglais. Mais ça marche.

Autre question : faut-il un traitement adjuvant pour diminuer ces systèmes d’éveil qui sont suractifs ? Les anciennes études étaient vraiment contre – problème de variabilité cardiaque qui était augmentée. Les études plus récentes utilisant les médicaments comme le zolpidem, qui est quand même un apparenté des benzodiazépines, ne montrent franchement pas trop d’efficacité dans l’utilisation à long terme sur la qualité de sommeil.

Ils agissent comme un amnésiant, donc les patients pensent qu’ils dorment mieux, mais ce n’est pas vrai. Et on a très peu d’évidence que cela améliore les choses sur le plan cardiaque.

On a quelques études sur les benzodiazépines, mais encore une fois, c’est un peu difficile ; une a un effet positif sur l’hypertension, mais je pense que les études ne sont pas suffisamment longues. Pour le moment, il vaut mieux utiliser les conseils hygiéno-diététiques et éventuellement la TCC.

Michel Zeitouni — Finalement, l’hygiène du sommeil doit rentrer dans la prise en charge tout comme l’hygiène diététique… les régimes pauvres en gras, pauvres en sucre. Il y a, maintenant aussi, l’hygiène de sommeil qu’on doit préconiser et prescrire à nos patients coronariens.

Le réseaux Morphée

Michel Zeitouni — Dans votre pratique vous faites partie d’un réseau, qui est le réseau Morphée — voulez-vous nous en dire un mot ?

Sarah Hartley — Le réseau Morphée, dont je suis une des médecins coordonnateurs, est un réseau de somnologues et de gens qui s’intéressent au sommeil. C’est une association 1901 qui œuvre pour améliorer la prise en charge des patients atteints de tous les troubles de sommeil, donc pas seulement l’insomnie. On s’était rendu compte qu’il y avait une grande difficulté d’accessibilité aux soins et, surtout d’accessibilité à la TCC. On a donc mis en place des groupes gratuits de TCC qui sont financés en Île-de-France seulement. On a également un outil internet qui permet aux patients de tester leur sommeil.

Donc un patient qui fait le test online aura un rapport, à la fin, qui inclut les échelles que j’ai citées tout à l’heure (l’Epworth, l’ISI) et aussi des études HAD de dépression, d’anxiété, qui peuvent être très utiles pour les cardiologues. Donc un patient, éventuellement, peut entrer sur le site, faire son test online, imprimer son rapport et cela va guider l’orientation de ce patient. Le site est globalement très riche en information qui, je pense, peut être très utile pour vos patients. Vous pouvez dire : « C’est vrai que vous êtes insomniaque ?

Alors là, maintenant, vous allez faire votre test online et vous allez consulter le réseau Morphée pour plus d’infos sur votre maladie et comment on peut imaginer la prise en charge ». Dur si vous êtes loin d’Île-de-France, mais il y a un forum.

Quid du sommeil des médecins ?

Michel Zeitouni — Une dernière question pour les médecins. Est-ce que le fait de travailler de nuit a le même impact que d’être insomniaque ? Ne nous inquiétez pas trop…

Sarah Hartley — C’est une question qui est en fait assez difficile, parce que les travailleurs de nuit cumulent deux choses : quasi systématiquement une privation de sommeil — et on a déjà vu à quel point ce n’est pas bon sur le plan cardiaque — mais d’autres effets. Par exemple, on a une surmortalité de cancer du sein et d’autres cancers chez les gens qui travail de nuit, et on a aussi un dérèglement de l’horloge biologique.

On a des gens qui ont une horloge qui est très plastique, qui peuvent répondre jusqu’à la fin de leur vie à des exigences de garde, mais on a les gens, typiquement à partir de 45 ans, où l’horloge devient beaucoup moins flexible et on commence vraiment à avoir des difficultés avec les gardes.

Je me suis inspirée d’une grande société américaine qui avait eu la très bonne idée de prendre les jeunes et de les mettre sur les postes de nuit — parce que, de toute manière, les jeunes sont typiquement plutôt tardifs, fêtards — et de mettre les plus âgés sur des postes du matin. Cela a mieux marché que faire tourner les postes. Donc il faut aller dans le sens de votre chronobiologie plutôt que contre.

Michel Zeitouni — D’accord. Dr Hartley, merci infiniment pour ces informations précieuses sur l’interaction entre le sommeil et la santé cardiologique. Ce sont vraiment des éléments importants. Je pense qu’on peut implémenter facilement dans la prise en charge des patients en soins intensifs de cardiologie et au quotidien, en consultation, « comment dormez-vous ? » Et, avec les conseils que vous nous avez fournis, on peut essayer d’améliorer leur bien-être.

Et on continue à suivre Medscape durant les JESFC, édition 2020, à Paris.

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Citer cet article: Insomnie et risque cardiovasculaire : quelles sont les données récentes ? – Medscape – 5 févr 2020.