SOCIÉTÉ – AMANDINE ROSSATO – 16-11-2023
Faut-il s’inquiéter de l’écoanxiété des jeunes? – Québec Science (quebecscience.qc.ca)
Photo: Amandine Rossato
L’écoanxiété touche la majorité des jeunes. Quelles en sont les conséquences ?
Des scientifiques étudient la question.
Nos vies avant vos profits » ou « Notre maison est en feu », peut-on lire sur les affiches de jeunes contestataires devant l’ambassade américaine, à Montréal, en ce jour ensoleillé de printemps.
Leurs cris et leurs slogans attirent l’attention des passants et passantes qui évitent le gros « Stop Willow » que le groupe a peint en rouge sur le sol.
Le nouveau projet de forage en Alaska, approuvé en mars dernier par Joe Biden, révolte l’association
Pour le futur Montréal, qui regroupe principalement des jeunes de 14 à 18 ans.
Le visage serré, l’organisatrice de la manifestation, Shirley Barnea, majeure depuis peu, explique ce qui la choque.
« Nous, les jeunes, on n’a rien fait, et on a l’impression que c’est notre responsabilité.
Et le réchauffement climatique menace toute la vie sur la Terre.
C’est stressant de se dire que c’est la fin du monde qu’on connaît.
L’environnement, c’est toute ma vie, j’y pense tout le temps : je n’ai pas le choix. »
Loan Botero, qui participe à la manifestation, se désole aussi.
« Je suis tellement triste, il y a de la pollution partout. J’ai l’impression que les gens sont aveugles.
Ils ne voient pas le réel problème. On détruit la nature, l’espace de vie des animaux. »
Les nouvelles générations, qui ont grandi avec les rapports alarmants du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, en plus de voir se multiplier les catastrophes naturelles, ont des craintes relatives à l’environnement.
Au point que 60 % des 16 à 25 ans souffriraient d’éco anxiété, selon une étude menée auprès de 10 000 jeunes originaires de 10 pays différents et publiée en 2021 dans The Lancet Planetary Health.
Au Québec, 73 % des personnes de 18 à 34 ans se disent éco anxieuses, d’après un sondage Léger de 2021.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une pathologie ni d’un trouble de santé mentale officiel, faut-il s’inquiéter… de leurs inquiétudes ?
Le mot éco anxiété, créé en 1996 par une médecin chercheuse en santé publique et en santé mentale, est entré dans le Robert en 2022 et dans le Larousse en 2023.
Du Nord au Sud
Si les jeunes du Québec et du reste du Canada sont inquiets, le constat est encore pire dans les pays du Sud.
Dans une étude publiée en février dans la revue Sustainability, des scientifiques ont pu remarquer que les jeunes venant des pays en développement ont une réaction bien plus pessimiste vis-à-vis de la destruction écologique que les personnes nées en Occident, comme aux États-Unis ou en Finlande.
Ainsi, 74 % des répondants et répondantes en Inde et aux Philippines et 66 % au Nigeria ont décrit l’éco anxiété comme nuisant à leur fonctionnement quotidien.
À titre de comparaison, seuls 26 % des Américains et Américaines et 28 % des Britanniques ont ce même problème.
L’hypothèse émise est que les premiers pays voient les conséquences directes de la crise, alors qu’aux États-Unis, la population est moins touchée.
Le changement climatique y étant contesté, cela amène la population à moins en parler, ce qui la rassure.
Pour la chercheuse en sciences politiques et sociales Caroline Hickman, cette peur vient de « leur vulnérabilité.
Ils ne peuvent pas agir et ils n’ont pas l’argent pour se relocaliser, allumer le climatiseur ou s’assurer un accès à l’eau.
Ce sont les plus vulnérables, car le changement climatique n’est pas équitable.
Des personnes en meurent tous les jours en Inde. Alors qu’ici, même pendant une canicule on peut aller à l’école, manger et boire de l’eau ou partir en voyage.
C’est comme si rien ne se passait. Mais eux, ils ne peuvent pas l’ignorer ».
Malgré tout, elle précise que le résultat le plus marquant, ce sont finalement les similarités entre chaque pays.
En Inde ou au Brésil, la jeunesse se dit avant tout effrayée et anxieuse ; en France, impuissante ; en Finlande, endeuillée ; et en Angleterre, triste.
« Finalement, il y a plus de ressemblances que de différences. Car si l’impact n’est pas aussi grand dans tous les pays, tous les jeunes se soucient du changement climatique.
Le réchauffement mondial est un problème mondial. »
L’écoanxiété peut aussi être un moteur d’action individuelle et d’implication citoyenne. Photo: Amandine Rossato
Le nouveau No Future
D’abord, à quoi ressemble l’éco anxiété ?
Le psychiatre en cabinet privé Christopher Nowakowski, basé à Montréal, remarque que le discours des personnes éco anxieuses est très répétitif, teinté de désespoir.
« Toutes ces émotions découlent souvent d’un sentiment d’impuissance, constamment confirmé par le monde autour et ces évènements.
C’est comme un bobo qu’on gratterait toutes les cinq minutes, il ne peut pas guérir comme ça », illustre-t-il.
Cela n’est pas sans conséquence. Des décennies après le No future de la génération X, les jeunes d’aujourd’hui ont un rapport conflictuel avec l’avenir.
Ce dernier leur paraît effrayant, car l’humanité leur semble condamnée.
Beaucoup hésitent à avoir un enfant, par exemple. Une enquête de 2023 menée par deux chercheuses ontariennes, Lindsay P. Galway et Ellen Field, auprès de 1000 jeunes de 16 à 25 ans dans tout le Canada montre que près de 40 % des personnes interrogées hésitent à devenir parents à cause du changement climatique.
« Ça sert à quoi de penser à l’avenir si le monde est détruit ? » cite par exemple la chercheuse au Département de science politique et sociale de l’Université de Bath, au Royaume-Uni, Caroline Hickman, qui a réalisé l’étude publiée dans The Lancet Planetary Health.
« Ils se sentent impuissants parce que c’est leur avenir, ils ont encore la vie devant eux. »
L’anxiété liée au climat influe également sur leur avenir professionnel, ajoute la chercheuse à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université du Québec à Montréal Anne-Sophie Gousse-Lessard, qui étudie le sujet.
« Plusieurs se disent que ce n’est pas la peine de faire de longues études ou veulent un emploi en conformité avec leurs valeurs, c’est-à-dire cohérent et engagé. »
Dans une étude publiée en février dernier dans la revue Sustainability, le chercheur à l’Université d’Helsinki Panu Pihkala décrit les effets à long terme de l’anxiété climatique.
Cette dernière constituerait un facteur de stress augmentant les problèmes de santé psychologique, particulièrement parmi les plus vulnérables.
« Par exemple, dans mon pays, la Finlande, les jeunes ressentent une pression psychologique à la fois à cause de la crise écologique et de la guerre en Ukraine.
Les autres problèmes mondiaux les affectent. En plus de l’éco anxiété, les jeunes ressentent un chagrin écologique », précise le scientifique.
Si les conséquences restent à étudier, des effets physiques et psychologiques sont déjà observés chez certains jeunes : syndromes de stress post-traumatique, insomnie ou encore dépression.
Les plus jeunes ne sont pas en reste, selon une étude menée par Terra Léger-Goodes à l’Université de Sherbrooke en 2022.
Outre les troubles de santé mentale, des sentiments extrêmes, comme la tristesse, la colère et la peur, sont parfois décrits.
Les Autochtones ou les jeunes ayant des liens forts avec la nature sont parmi les plus affectés, écrit l’équipe.
Anne-Sophie Gousse-Lessard dresse un portrait plus nuancé.
« Il peut y avoir des effets à long terme, mais ce n’est pas toujours le cas. Ça dépend de la forme d’anxiété vécue.
Dans la majorité des cas, elle est assez modérée » pour que ses effets soient temporaires.
En réalité, selon les résultats préliminaires d’une de ses enquêtes en cours, l’anxiété climatique se manifesterait sous quatre dimensions différentes : affective (sentiments), cognitive (pensées et ruminations), comportementale (effet sur le sommeil ou sur les relations sociales) et, enfin, existentielle (sentiment de culpabilité ou de responsabilité).
Toutes les personnes ne vivent donc pas leur éco anxiété de la même façon.
Et « certaines de ces formes peuvent être positives, alors que d’autres nuisent à l’action.
Mais plus de recherches sont nécessaires pour le comprendre », souligne-t-elle.
La chercheuse décrit l’anxiété climatique comme « une réaction normale et justifiée, qui permet de porter attention aux problèmes ».
Pour elle, c’est avant tout un phénomène social et politique lié au constat du manque d’action des décideurs et décideuses.
« Les jeunes sont très critiques. Ils sont fâchés avec raison et aimeraient que les autres générations embarquent. »
Caroline Hickman montre les gouvernements du doigt. « Ils rendent toute une génération anxieuse.
Elle se sent trahie par ceux qui sont censés la protéger. »
Toujours selon l’étude du Lancet Planetary Health, le constat est marquant : 64,4 % des répondants trouvent que le gouvernement n’en fait pas assez pour éviter une catastrophe climatique.
Moteur d’action
L’éco anxiété peut aussi être un moteur d’action individuelle et d’implication citoyenne.
C’est en tout cas l’idée que défend Anne-Sophie Gousse-Lessard, qui distingue les préoccupations pathologiques des préoccupations constructives.
Ces dernières peuvent entraîner des comportements pro-environnementaux, selon un de ses articles scientifiques, paru en 2022.
À la clé : un sentiment d’efficacité associé aux actions en question. Le risque d’un engagement éco anxieux est toutefois de parvenir « à un sentiment d’épuisement, la personne ayant tant essayé de faire quelque chose pour l’environnement sans résultat, ou encore d’adopter une attitude pessimiste et découragée face à l’avenir ».
Panu Pihkala abonde dans ce sens. « Fondamentalement, l’anxiété en tant qu’émotion est une réponse à un sentiment de menace.
L’écoanxiété peut conduire à la fois à la paralysie et à l’action. Elle amène donc certaines personnes à changer leur comportement [en agissant pour l’environnement] et à demander aux autres, y compris aux décideurs, de faire quelque chose contre les menaces actuelles. »
Devant l’ambassade américaine, la manifestante Jennifer Yunan se rappelle les raisons qui l’ont poussée à se joindre au groupe Pour le futur Montréal.
« Avant, je me disais que le monde était foutu. Mais je veux vivre une vie complète comme les générations avant moi et, pour ça, il faut agir.
Ce n’est pas une opinion, mais un instinct de survie. Se joindre à un groupe, ça aide beaucoup. Ça permet de gérer son anxiété. »
Caroline Hickman précise que l’engagement collectif est important pour se sentir soutenu.
« Si nos résultats peuvent paraître négatifs, ils donnent aussi de l’espoir.
Les chiffres montrent que les jeunes éco anxieux ne sont pas seuls, qu’ils ne sont pas fous.
Ils devraient être fiers d’être éco anxieux. Ils devraient se lever et continuer de le dire, car c’est qu’ils se soucient de leur avenir. »
Fracture générationnelle
Les jeunes ont été historiquement la première couche de la population à être sensibilisée aux questions environnementales.
En 1990, l’Association québécoise pour la promotion de l’éducation relative à l’environnement est fondée.
Dix ans après, la Commission scolaire de Montréal se munit d’une politique environnementale.
Puis, le premier Congrès mondial de l’éducation à l’environnement a lieu en 2003.
Une nouvelle génération, plus sensibilisée à ces questions, grandit alors, ce qui crée une fracture générationnelle.
Avec l’urgence climatique, cette fracture ne pouvait que s’accroître.
Chez nous, sur une échelle de 1 à 5 (où 1 représente un bas niveau d’éco anxiété et 5 un niveau d’éco anxiété élevé), les 18 à 24 ans se situent à 2,24, contre une moyenne de 1,78 chez les adultes, selon des données de l’Institut national de santé publique du Québec.
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