Ex-directeur de course du Vendée Globe (en 1989 et de 2004 à 2016), Denis Horeau est aussi l’initiateur de la Vendée-Arctique-Les Sables qui vient de s’achever et dont il avait eu l’idée voilà une décennie. Il s’occupe aujourd’hui de sauvegarde de l’environnement et estime que la voile sportive doit faire beaucoup plus dans ce domaine : elle doit se remettre en cause et ne plus se contenter de la seule performance. Interview cash.
Denis Horeau connaît parfaitement le Vendée Globe. Il était directeur de course de la première édition en 1989, puis de 2004 à 2016. | COLLECTION PERSONNELLE DENIS HOREAU
Christophe FAVREAU. Modifié le 17/07/2020 à 14h07
Voiles et Voiliers : Denis Horeau, est-il exact que vous êtes à l’origine de la la course Vendée-Arctique-Les Sables-d’Olonne, dont vous auriez eu l’idée il y a une dizaine d’années ?
Denis Horeau : Oui. Je répondais en cela à la demande du Conseil Général de la Vendée qui se pose régulièrement la question de la pertinence d’organiser des courses intermédiaires vers d’autres pays, entre deux éditions du Vendée Globe. Ceci pour compléter l’offre de courses en Vendée et pour internationaliser la flotte des Imoca. J’avais aussi proposé une autre course « Vendée Pôle », pour mettre en lumière le pôle Nord et les différents pôles économiques en Vendée. L’idée des courses intermédiaires n’est pas nouvelle, je l’avais proposée dès 1990, au terme de l’édition inaugurale du Vendée Globe.
Mais elle n’a jamais été mise en pratique. À ce jour, seule New York-Vendée-Les Sables-d’Olonne a été organisée une fois, en 2016. Elle aurait dû l’être de nouveau cette année, mais elle a été remplacée par la Vendée-Arctique-Les Sables-d’Olonne à cause de l’épidémie de Covid-19 et de la fermeture des frontières. Mais cette course, la Vendée-Arctique-Les Sables-d’Olonne, ne répond pas précisément à la fonction d’une course intermédiaire telle que je l’avais proposée. C’est plutôt un Kick Off organisé quatre mois avant le Vendée Globe pour mettre en lumière les concurrents. Ce qui n’est pas réellement efficace pour internationaliser l’événement vendéen.
La Vendée-Arctique d’aujourd’hui ne prend pas en compte la dimension environnementale du projet initial
Voiles et Voiliers : Cette première édition de Vendée-Arctique-Les Sables ne correspond pas exactement à ce que vous aviez proposé à l’époque ?
Denis Horeau : Le parcours est à peu près le même, car il passe par le Cercle Polaire Arctique. Mais la course d’aujourd’hui ne prend pas en compte la dimension environnementale du projet initial. Je voulais mettre en lumière l’Arctique, contrepoint d’équilibre climatique de l’Antarctique que nous longeons pendant le Vendée Globe. Car nous savons depuis plus de 20 ans que le réchauffement du Pôle Nord a des conséquences très lourdes sur notre environnement.
C’est pourquoi le projet de course version 2008 prévoyait un dispositif médiatique important sur le Cercle Polaire, pour attirer l’attention du public sur l’importance des pôles dans notre équilibre environnemental. J’avais proposé de mettre un bateau sur le Cercle, d’y inviter des scientifiques, des glaciologues, des spécialistes de l’environnement et des représentants des populations locales pour évoquer la fonte des glaces et ses conséquences lors du passage des skippers. Le tout diffusé dans le cadre d’émissions de télévision, tournées en plein jour dans la nuit polaire. Pas vraiment cher à organiser mais très impactant.
Il est important que les marins diminuent fortement leur impact sur l’environnement, ce qui n’est pas simple et prendra du temps
Voiles et Voiliers : Pendant la course, les navigateurs de la Vendée-Arctique ont tout de même largué des bouées météo pour aider la science ! Insuffisant ?
Denis Horeau : Que les marins de la course au large s’ouvrent au monde de la science est une bonne idée. Qu’ils aident à instrumenter l’observation et l’acquisition de données est sûrement utile : ils vont là ou les scientifiques ont besoin de ces éléments. Il est également naturel qu’ils contribuent à la connaissance des océans et de la météo leur terrain de jeux et leur « moteur ».
Mais il me semble qu’ils doivent avant tout devenir les acteurs du changement de paradigme au sein de leur activité, la course au large. Il est important que les marins diminuent fortement leur impact sur l’environnement, ce qui n’est pas simple et prendra du temps. Et qu’ils contribuent à intégrer au mieux les nouveaux enjeux sociétaux dans les événements auxquels ils participent.
Pour Denis Horeau, les sports sont face à un enjeu majeur, non seulement pour l’environnement mais aussi pour leur propre survie. Notamment la voile sportive et particulièrement la course au large. | CHRISTOPHE FAVREAU
J’ai toujours pensé que le sport a une autre mission que celle de partir du point A et revenir à ce même point A
Voiles et Voiliers : Vous voulez dire que la course doit devenir l’ambassadrice d’une autre cause qu’elle-même ?
Denis Horeau : C’est exactement cela. J’ai toujours pensé que le sport a une autre mission que celle de partir du point A et revenir à ce même point A. Même si, d’un point de vue technique, ce geste peut être magnifique. Le sport doit se mettre au service d’une cause qui le dépasse, qui le transcende : historique, économique, environnementale, humanitaire, éducative ou autre. Dans ce cas, il acquiert une forte dimension humaine. Je suis persuadé depuis longtemps que le public veut se tourner vers des sports qui s’ouvrent à autre chose qu’à la seule performance. Car cet objectif est devenu insuffisant à ses yeux pour qu’il s’enthousiasme. De plus, les énormes investissements indispensables à la performance sont difficiles à justifier en ces temps de disette ! Les sports sont face à un enjeu majeur pour leur survie.
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Le public veut se tourner vers des sports qui s’ouvrent à autre chose qu’à la seule performance
Voiles et Voiliers : On imagine que vous pensez précisément à la voile ?
Denis Horeau : Le cas de la course au large est significatif. Dès 2004, après avoir lu un très bon article dans Voiles et Voiliers sur l’idée d’un Vendée Globe écologique, je propose de développer un Lab dans le cadre du tour du monde. La production d’électricité est, à cette époque, un véritable enjeu. Yannick Bestaven n’a pas encore développé ses hydroliennes et nous n’avons pas d’alternatives à l’alternateur couplé au moteur thermique pour produire de l’énergie à bord des bateaux.
Il est donc essentiel de développer d’autres sources d’énergies et de les fiabiliser. L’idée est simple : nous rendons obligatoire l’embarquement de quatre dispositifs pour fabriquer de l’électricité. En complément du moteur thermique (obligatoire), chaque bateau embarque une source éolienne, une photo voltaïque, une hydro électrique. Vingt-cinq bateaux pendant trois mois dans des conditions difficiles : un excellent banc-test qui nous permet de progresser durant deux ou trois éditions de la course et de viser la fabrication d’électricité décarbonée. Mais ma proposition fait pschitt : aucun des ténors de l’Imoca ne considère que ces préoccupations ne valent le coup de s’y intéresser. Seuls les bénéfices immédiats de la performance comptent. Flop total !
N’avons-nous que des préoccupations marketing ?
Quand on a le privilège de bénéficier d’une couverture médiatique qui dépasse largement celle de bien d’autres sports, on se doit de mettre une partie de celle-ci au service d’une autre cause que le seul ROI (retour sur investissement) des sponsors des concurrents et de l’organisation et de la course. La voile est l’un des sports leaders sur le plan médiatique avec le Tour de France et Roland Garros : cela lui confère une responsabilité sociétale majeure.
Le Vendée Globe par exemple bénéficie de 4 mois d’exposition médiatique intense, 343 millions de pages vues sur Internet lors de 87 millions de visites par 10 millions de visiteurs qui visionnent 71 millions de vidéos ! 264 000 followers suivent la course sur Facebook etc. Tout cela au cours d’une seule édition… Alors combien de millions d’aficionados se sont passionnés pour la course durant ces huit éditions ? N’avons-nous que des préoccupations marketing ?
La voile est l’un des sports leaders sur le plan médiatique avec le Tour de France et Roland Garros : cela lui confère une responsabilité sociétale majeure
Pour Denis Horeau, l’engouement populaire que suscite le Vendée Globe impose de dépasser le cadre de la simple logique sportive. | CHRISTOPHE FAVREAU
Voiles et Voiliers : Donc vous pensez que la voile est un sport à part, qui se prête plus que d’autres au dépassement de la seule logique sportive ?
Denis Horeau : La course au large a des atouts étonnants par rapport à d’autres sports ou expressions humaines. Elle a tout d’abord des moyens financiers très importants qui « ne laissent pas insensibles » de nombreux dirigeants de fédérations ou de clubs dans d’autres disciplines, et des infrastructures développées : ports, chantiers, équipementiers, logistique etc. C’est également un creuset d’intelligences et d’expertises qui, là encore, sont très atypiques dans le monde du sport.
Et on laisserait toute cette intelligence au service de l’unique performance et de la satisfaction du petit monde de la voile ? Quel gâchis ! La conquête de l’espace n’a-t-elle de sens que pour les astronautes ?
Son bilan, je parle de la voile de haut niveau, laisse perplexe tout observateur qui y consacre quelques minutes. Elle sait faire le tour du monde en solitaire en 74 jours sur un monocoque de 18 mètres et en 42 jours sur un multicoque de 30 mètres ! Dit autrement : comment un petit bonhomme de 75 kilos, 1,80 m avec deux bras et deux jambes peut atteindre de tels résultats ? Je ne suis sans doute pas le seul que cela laisse pantois.
Et on laisserait toute cette intelligence au service de l’unique performance et de la satisfaction du petit monde de la voile ? Quel gâchis ! La conquête de l’espace n’a-t-elle de sens que pour les astronautes ? N’apporterait-elle rien à la science et à l’humanité en général ? Il n’en est rien dans ce cas précis, fort heureusement.
L’univers de la course au large condense une multitude d’intelligences et d’expertises qui n’est pas suffisamment exploitée pour défendre la cause environnementale selon Denis Horeau. | CHRISTOPHE FAVREAU
Voiles et Voiliers : Mais les choses bougent tout de même vers une large prise de conscience écologique !
Denis Horeau : Oui, un mouvement semble se dessiner vers une meilleure prise en compte de l’impact de la course au large sur l’environnement. C’est bien tard, mais après tout, c’est sûrement mieux que jamais. Mais le problème n’est pas simple. Fabriquer des bateaux de course légers, résistants et puissants dans le seul but de gagner quelques dixièmes de nœuds, réunir des millions de spectateurs pour les départs et les arrivées, en embarquer des dizaines de milliers sur l’eau pour pouvoir aligner des chiffres insolents et séduire des partenaires n’est pas neutre.
Or, la course au large contemporaine repose sur ces seules valeurs comptables. Il est clair qu’elle doit repenser son modèle et que ses acteurs – organisateurs de course au premier chef, skippers et équipes qui s’y inscrivent et doivent en respecter les règles, classes, concepteurs et fabricants de bateaux, industrie nautique etc.- ont l’obligation d’adopter rapidement des solutions pratiques, réalistes, économiquement viables pour diminuer leur impact sur l’environnement.
L’heure n’est plus à la prise de conscience. Elle est aux actes précis, ciblés et efficaces
L’heure n’est plus à la prise de conscience : elle est heureusement acquise et partagée comme elle l’est dans la société civile, qui est allée beaucoup plus vite que nous, les marins. C’est un paradoxe mais il est bien réel. L’heure est aux actes précis, ciblés et efficaces. La course au large ne peut pas sauver la situation environnementale catastrophique dans son ensemble, mais elle doit sauver sa planète.
La crise du Covid-19 a accéléré cette urgence. Dès aujourd’hui il est difficile de présenter un projet de course au large basé sur l’ancien modèle, même si celui-ci n’est plus viable que depuis quatre mois seulement ! Les quelques organisateurs et skippers qui regardent l’évolution du monde en pensant qu’ils vont perdre leurs privilèges si les choses évoluent devront bien accepter qu’en quelques semaines, nos sociétés ont évolué.
Et qu’il leur appartient de se transformer également. Il en va de leur survie, et de la nôtre.