3 décembre 2019 – RECHERCHE
Les médecins intensivistes ont à faire face aux problèmes éthiques et légaux associés aux dons d’organes
Par : Jean Hamann
Une enquête menée auprès de 260 médecins canadiens travaillant dans des unités de soins intensifs révèle que 55% d’entre eux ont déjà fait face à des familles qui refusaient qu’il y ait prélèvement d’organes sur un proche qui avait pourtant consenti à ce don avant sa mort. De plus, près de la moitié d’entre eux reconnait avoir déjà omis de signaler un donneur potentiel aux organismes qui coordonnent la transplantation d’organes, même si ce signalement est obligatoire, rapportent les responsables de cette enquête dans un article qui vient de paraître dans le Canadian Journal of Anesthesia.
Les chercheurs qui ont mené cette enquête, notamment Matthew John Weiss, François Lauzier et Alexis Turgeon, de la Faculté de médecine et du Centre de recherche du CHU de Québec – Université Laval, ont analysé les réponses fournies par des médecins intensivistes à des questions touchant leur vécu professionnel de même que leurs attitudes et leurs comportements liés au don d’organes. En raison de la nature de leur pratique, les intensivistes traitent régulièrement des victimes d’accidents graves qui sont des donneurs potentiels d’organes.
Les analyses des chercheurs montrent que 55% des médecins intensivistes ont déjà vécu une situation où la famille allait à l’encontre du consentement exprimé au préalable par la personne décédée; dans ce groupe, 91% ont vécu cette situation de 1 à 5 fois alors que 3% y ont fait face plus de 10 fois.
Afin de cerner les attitudes et les comportements des intensivistes lors de conflits de consentement, les chercheurs ont soumis le cas fictif suivant aux répondants. Un homme victime d’un grave accident de la route est en état de mort cérébrale à l’hôpital. Cet homme avait signé un consentement de dons d’organes, mais sa conjointe, qui ignorait ce fait, refuse qu’on prélève ses organes. Que feriez-vous dans cette situation?
En pareil cas, 56% des répondants se plieraient à la décision de la conjointe, 16% demanderaient un avis éthique, 8% solliciteraient un avis légal et 2% procéderaient au prélèvement des organes. Si la majorité des intensivistes choisit d’aller à l’encontre des volontés du défunt, c’est par crainte de provoquer une perte de confiance dans le système de don (81% des répondants).
«Ce système repose sur le principe que tout a été fait pour sauver la vie du patient et que ce n’est qu’après coup qu’on envisage le don d’organes. Si la famille n’en est pas convaincue et que l’on procède au prélèvement des organes, la confiance à l’égard du système peut en souffrir», souligne Matthew John Weiss.
Les autres raisons invoquées pour outrepasser les volontés du défunt sont le respect des personnes éprouvées par la mort d’un proche (71%) et la crainte de représailles légales (58%). Pourtant, le droit canadien est explicite sur la question, soulignent les auteurs de l’étude.
Une analyse réalisée en 2016 par deux professeurs de droit de l’Université de l’Alberta arrive à la conclusion que le consentement préalable a force de loi et qu’il ne peut être renversé qu’en cas de situations exceptionnelles.
Cette disposition n’a pas été encore testée devant les tribunaux, mais les organismes qui coordonnent la transplantation d’organes recommandent de ne pas aller à l’encontre de la décision des proches. «Il y a deux raisons pour cela, précise le professeur Weiss, qui est également directeur médical des dons d’organes à Transplant Québec. La première est que la famille est peut-être au courant que le défunt a changé d’avis et qu’il a négligé de modifier son consentement dans le registre. La seconde est qu’il faut l’assistance de la famille pour obtenir des informations sur les habitudes de vie de la personne décédée ainsi que sur les antécédents familiaux. Ces informations nous renseignent sur l’état des organes du donneur.»
Par ailleurs, 44% des répondants rapportent qu’il leur est déjà arrivé de ne pas signaler des donneurs potentiels aux organismes qui coordonnent la transplantation d’organes. Ils jugeaient que les organes étaient trop endommagés (59%) ou que la famille était trop bouleversée pour qu’ils envisagent d’aborder la question du don d’organes (42%). «Pourtant, il y une obligation légale de signaler un donneur potentiel même dans les cas où les organes semblent trop endommagés, rappelle le professeur Weiss. Il faudrait que les intensivistes prennent la question du don d’organes davantage à cœur et qu’ils ne présument pas de la décision de la famille ou de l’état des organes du défunt.»
Au Québec, le nombre de personnes en attente de greffe d’organes est passé de 1202 en 2007 à 805 en 2018. Malgré cette amélioration, 28 personnes sont mortes dans l’attente d’une transplantation l’année dernière. Augmenter le nombre de donneurs n’est pas une mince tâche. Pour que le don d’organes soit envisageable, il faut qu’il y ait décès à l’hôpital à la suite d’un accident conduisant à la mort cérébrale sans qu’il y ait atteinte des organes. Ces cas représentent environ 1,4% des personnes qui meurent en milieu hospitalier, soit entre 450 et 500 personnes par année au Québec.
Récemment, le député libéral André Fortin a proposé d’augmenter le bassin de donneurs en imitant certains États qui ont renversé le fardeau du consentement. Chaque personne serait considérée comme un donneur d’organes à moins qu’elle ait exprimé son refus à cet effet. Le gouvernement caquiste a rapidement écarté cette solution.
«Les études montrent que si on ne change rien au système de dons, le consentement présumé n’améliorera pas la situation et il pourrait même l’empirer, signale le professeur Weiss. C’est la même chose pour le signalement des donneurs potentiels.
S’il y a plus de signalements, mais qu’il n’y a pas davantage de ressources pour les équipes qui doivent se déplacer partout au Québec, et parfois même dans les autres provinces ou dans certains États américains, pour aller prélever les organes d’un donneur, on ne résoudra pas le problème.»