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En attendant la remise en route des régates de la finale de la Prada Cup – suspendues pour cause de Covid au moins jusqu’à jeudi (jour de réserve) – retour et analyse sur les quatre premières manches dominées par les Italiens… et durant lesquelles Sir Ben Ainslie a failli passer par-dessus bord à deux reprises !

À une minute du départ Ineos passe devant Luna Rossa et empanne sèchement. | GILLES MARTIN-RAGET

Gilles MARTIN-RAGET. Modifié le 16/02/2021 à 12h46 Publié le 16/02/2021 à 11h38

On vit une époque formidable !

Les fans de l’America’s Cup peuvent suivre et rejouer à l’infini les régates sur leur écran favori et déceler les moindres détails de chaque manche grâce aux « replays » (désormais disponibles sur le site de Voiles et Voiliers), en l’occurrence celles de la finale de la Prada Cup.

Même ceux qui ont la chance de pouvoir suivre les régates à Auckland directement sur le plan d’eau se précipitent une fois revenus à terre pour revisionner les régates du jour et obtenir ainsi encore plus d’informations.

Difficile pour les équipages de cacher quoi que ce soit

Avec les commentaires éclairés des trois spécialistes incontestables que sont Ken Read (ancien skipper America’s Cup, patron de la voilerie North), Nathan Outteridge et Shirley Robertson, (tous deux double médaillés olympiques) le public dispose d’informations pertinentes en plus des chiffres directement issus des bateaux, de la visualisation des parcours, ou de la force du vent enregistrée sur chaque bouée.

L’audio venant du bord, complètent ce tableau parfait, et on vit la régate de l’intérieur aux côtés des décisionnaires de chaque bateau. En revanche, il devient difficile pour les équipages de cacher quoi que ce soit et l’analyse des faits n’est pas toujours à leur avantage quand les choses tournent mal.

Sur cet extrait des vitesses, 2e près de la 3e régate, on voit que la vitesse d’Ineos (en orange) tombe souvent plus bas que celle de Luna Rossa lors des virements de bord. | DR

En détaillant les quatre premières régates de la finale de la Prada Cup, les données brutes donnent les informations suivantes : Luna Rossa Prada Pirelli a parcouru en 1 h 38 m et 53 s de course 109, 119 milles à 36,01 nœuds de moyenne avec une pointe à 49 nœuds au cours de la 3e régate.

Il a effectué 6 virements ou empannages de plus que son adversaire, navigué à la fois dans un vent minimal moyen à peine plus faible que les Anglais (11,57 nœuds contre 11,90 nœuds) mais cependant réussi à trouver les bonnes risées car sa moyenne supérieure de vent rencontré est de 20,99 nœuds contre seulement 17,48 nœuds à Ineos Team UK.

En revanche les Anglais ont parcouru 422 mètres de plus en course et concèdent plus d’un demi-nœud de vitesse moyenne (35,37 contre 36,01 à Luna Rossa).

Tous ces chiffres confirment que les deux bateaux sont très équivalents avec un plus minime pour Luna Rossa et corroborent ce que l’on sait déjà visuellement : une domination des Italiens au départ et un contrôle sans faille qui leur permettent de choisir les meilleurs bords et d’envoyer leur adversaire sur les moins bons.

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Ce que démontrent aussi les graphiques des vitesses réelles, c’est qu’à chaque changement de bord, au près notamment, la vitesse des Anglais tombe un peu plus bas que celle des Italiens, ils sont donc obligés de relancer un peu plus longtemps – ou à un angle légèrement plus arrivé – pour revenir à une vitesse en ligne droite qui reste similaire entre les deux bateaux.

Toutes choses que Ben Ainslie et son équipage peuvent éventuellement arriver à améliorer dans le maniement de leur bateau avant la suite de la compétition, sachant que le règlement interdit aux deux concurrents de modifier leur configuration de jauge tout au long de cette finale.

Ben Ainslie, en bas à gauche, a lâché la barre bâbord et se dirige vers l’arrière pour passer derrière la grand-voile bordée dans l’axe. Le bateau commence à gîter. | INEOS TEAM UK

Sir Ben Ainslie au tapis à deux reprises

Ce que révèlent les faits de course, mais aussi images et les audios du bord, c’est que, tout aussi bardés de médailles olympiques qu’ils soient, les Anglais régatent un peu moins bien depuis le début de la Prada Cup que leurs adversaires australo-italiens qui ont réussi à faire un quasi-sans-faute, exploit de taille à bord de ces bateaux hyper exigeants qui réclament des décisions réflexes dans les choix tactiques.

Un « tombé » de foil dans la toute première manche au moment du départ, un premier croisement bâbord/tribord mal effectué sur la seconde – alors que le tacticien Giles Scott aurait préféré virer en position favorable sous le vent, une tentative de « hook » (blocage de Luna Rossa) trop tardive, au moment de s’élancer vers la ligne de départ dans la 3e – là encore la décision est venue de Ben Ainslie, Giles Scott annonçant qu’il n’y avait plus le temps de mener cette attaque – et ce « wheelie » (roue arrière) impressionnant avant le départ de la 4e manche.

Il est fascinant de se repasser plusieurs fois d’affilée cette séquence filmée sous tous les angles pour essayer de comprendre ce qu’il s’est passé.

Le bateau décolle, Ben Ainslie se baisse et s’accroche là où il peut | INEOS TEAM UK

Alors que Luna Rossa a effectué son dernier empannage et s’élance en direction de la ligne de départ, Ineos Team UK passe devant et empanne sèchement à son tour, ce qui le met sous le vent des Italiens.

Lors de la conférence de presse d’après course, les Anglais n’ont pas voulu donner de précision sur l’enchaînement qui a amené à ce décollage involontaire, mais une chose est certaine c’est qu’il se produit au moment même où Ben Aisnlie lâche la barre bâbord et commence à se déplacer pour passer derrière la grand-voile.

C’est aussi le moment où le foil tribord (au vent) est remonté, la grand-voile est déjà largement bordée.

Difficile de dire si c’est une mauvaise angulation d’aileron entre les deux foils qui est à l’origine du coup de lof, ou si c’est la grand-voile qui était trop bordée durant ces quelques secondes, mais toujours est-il que face au décollage intempestif, la grand-voile est choquée en grand.

La grand-voile est choquée en grand et « smashe » Ben Ainslie qui valdingue contre le bord du cockpit. | INEOS TEAM UK

Pas encore passé de l’autre côté, Ben Ainslie est violemment renvoyé d’où il vient par la bôme, et se cogne contre la paroi intérieure du cockpit qui l’empêche de justesse d’être projeté par-dessus bord.

Alors que le bateau retombe lourdement et s’arrête, Sir Ben arrive à se faufiler sous la voile et rejoint finalement le poste de barre tribord.

Les Anglais rebordent dans la foulée, repartent, et finalement ne s’en tireront pas trop mal au départ, les deux bateaux étaient un peu en avance.

Quelques centaines de mètres plus tard, au cours d’un virement de bord, le losange électronique virtuel qui représente Ineos mord sur la limite du parcours et les juges déclenchent une pénalité, sans importance car les Britanniques sont déjà loin derrière, mais l’addition morale ne fait que s’alourdir.

Une vue sous un autre angle au moment ou Ben Ainslie est heurté par la bôme. | INEOS TEAM UK

Une question d’organisation

Pas une bonne journée pour les Anglais donc, surtout si on rajoute au résultat cette image terrible de Sir Ben prise lors du dernier empannage de la régate n°3, quand un mouvement du bateau le fait trébucher alors qu’il se déplace d’un poste de barre à l’autre.

Cette vision du plus titré des marins britanniques en train de ramper à quatre pattes pour lutter contre la force centrifuge et finalement arriver à rejoindre en glissant sur son royal arrière-train son poste de barre fut un crève-cœur pour les supporters britanniques.

Décidément, après les difficiles moments de décembre ou les Anglais n’arrivaient pas à faire décoller leur bateau, rien ne sera épargné à Sir Ben, mais l’histoire n’en sera que plus belle s’il arrive à revenir au score pour remporter cette finale de la Prada Cup et le titre de challenger.

Extrêmement difficile, mais pas impossible.

Ben Ainslie est coincé par la bôme, il devra attendre que le bateau soit revenu à plat et qu’elle soit rebordée pour passer derrière. | INEOS TEAM UK

Comme le faisait remarquer Ken Read : « C’est étonnant que l’on n’ait pas encore vu un marin tomber du bateau au cours de ces changements de poste ».

D’autant plus qu’ils s’effectuent au moment où les AC75 changent brutalement de cap, et qu’il n’y a pas la moindre filière pour retenir qui que ce soit en perte de contrôle sur le toboggan parfait que constituent les formes arrières des AC75 à foil.

On en revient donc à étudier la manière dont les différentes équipes ont envisagé ce problème, décision qui a été prise il y a de nombreux mois déjà avant que les bateaux n’entrent en construction.

Hypothèse de base : les grands-voiles touchent le pont pour des raisons d’aérodynamisme et bloquent toute visibilité sous le vent.

Le barreur est donc contraint de passer d’un cockpit à l’autre. Face à la méthode anglaise (le barreur et le tacticien échangent leur poste en passant derrière la grand-voile), celle des Italiens selon laquelle personne ne bouge sauf le régleur de grand-voile qui n’a que peu de chemin à faire vient de prouver son efficacité.

Prenez ce moment précis où les Anglais étaient en train de perdre le contrôle de leur bateau, Jimmy Spithill a instantanément pris la décision de lofer en grand pour se donner une peu de marge au vent afin de s’élancer avec encore plus de vitesse vers le départ.

Réaction immédiate d’un barreur resté à son poste.

Même si on imagine la difficulté d’être à 100 % efficace pour barrer, régler le vol et tactiquer chacun de son côté, la réalité est que le clan italien a réussi à faire marcher ce système a priori bancal, y compris avec deux personnalités aussi opposées que celles de James Spithill et de Francesco Bruni.

Un système contre-nature qui semble fonctionner même sous la pression quand tout peut basculer à chaque seconde sur la moindre erreur.

Les enregistrements des battements de cœur des deux co-barreurs ont par exemple prouvé que « Checco » naviguait facilement dans la zone des 120 pulsations par minute alors que Jimmy était plutôt aux alentours de 80 !….

Sir Ben Ainslie n’a pas dit son dernier mot. | GILLES MARTIN-RAGET

Et les kiwis dans tout ça ?

Ils sont trois à bouger à chaque changement de bord, virement ou empannage, mais passent tous les trois devant le mât.

Sans doute pas en raison des risques moindres mais parce que c’est le chemin le plus court, le poste de barre étant plus avancé sur le bateau néo-zélandais avec deux wincheurs en arrière du barreur.

Cela dit, leurs cockpits plus enveloppants leur demandent un véritable effort d’extraction. Blair Tuke, l’habituel équipier du barreur Peter Burling en 49er (deux médailles d’or aux JO ensembles, entre autres) est situé tout à l’avant et n’échange avec personne, il a un poste pour lui tout seul à l’avant de chaque coque pour régler le vol.

Peter Burling échange sa place à la barre après chaque virement ou empannage avec l’australien Glen Ashby qui gère la tactique depuis le cockpit sous le vent et barre le temps que Burling se déplace.

La finale de la 36e America’s Cup n’est plus très loin maintenant et nous dira bientôt, en plus de la vitesse intrinsèque des machines, quelle aura été l’organisation la plus judicieuse.

Seule certitude pour le moment, dans cette finale de la Prada Cup qui va dévoiler le nom du challenger, les Italiens ont un bon cran d’avance avec un score de 4-0, mais rien n’est joué car les Anglais ont déjà prouvé qu’ils savaient revenir de loin.

Seul hic sur leur route : une météo annoncée faiblarde pour le week-end prochain, soit les conditions qu’ils n’aiment pas et qui ont toujours souri à Luna Rossa. Vediamo !

COUPE DE L’AMERICA FOILER BEN AINSLIE AUCKLAND 75