mardi 29 octobre 2019
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Aude Lecrubier AUTEURS ET DÉCLARATIONS 17 septembre 2019
France — Début septembre s’est déroulée la troisième édition du SAFTHON, une opération de récolte de dons qui a lieu chaque année début septembre pour lutter contre le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF) et les troubles causés par l’alcoolisation fœtale (TCAF). L’événement est destiné à faire prendre conscience à la population et aux professionnels de santé de l’importance du nombre de personnes touchées par des Troubles Causés par l’Alcoolisation Fœtale, et à aider les femmes et les enfants victimes de l’alcool.
(Voir aussi Alccol et grossesse : comment aborder l’épineuse question ?).
Dr Denis Lamblin
Pour le Dr Denis Lamblin, pédiatre spécialiste du SAF et des autres TCAF et président de l’association d’experts SAF France, l’alcoolisation fœtale reste, aujourd’hui, un vaste problème de santé publique aux conséquences encore méconnues et mésestimées.
Entretien. Medscape édition française :
Pourquoi ce SATHON ? Quelle est la réalité du problème de l’alcoolisation fœtale en France aujourd’hui ?
Dr Denis Lamblin : Le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF) que l’on connait n’est que la partie émergée de l’iceberg, la forme la plus sévère de l’alcoolisation fœtale. Il touche un enfant pour 1000 naissances et est responsable de graves handicaps.
Mais, les enfants victimes d’alcoolisation fœtale ont pour la plupart une apparence normale. On ne sait généralement pas que l’exposition in utero à l’alcool est l’une des principales causes d’épilepsie, de troubles des apprentissages (troubles DYS, surtout dyscalculie, troubles de l’attention…), de troubles de l’autocontrôle, de comportement, qu’elle est responsable de dépressions (23 % des adolescents porteurs des séquelles de l’alcoolisation fœtale font une tentative de suicide) [1].
L’alcoolisation fœtale favorise 400 pathologies, l’échec scolaire, la délinquance. Au moins 30 % des enfants placés à l’aide sociale à l’enfance (ASE) sont cérébrolésés par l’alcool…
Dans le schéma classique, chez une famille à risque, l’ainé souvent est aux prises avec la justice pour de la délinquance, le cadet est en classe avec des difficultés de type troubles des apprentissages, troubles de l’attention, troubles du comportement et le petit dernier a une malformation cardiaque et une forme plus accentuée du SAF.
Quelle est l’incidence de l’alcoolisation fœtale en France ?
Pour les pays développés, la prévalence est estimée à 9 pour mille naissances. Soit en France, 500 000 personnes, selon le ministère. Mais je pense que nous sommes plus près d’un million et que sur ces 500 000 personnes, seuls 0,1 % sont diagnostiqués.
Mais pourquoi l’alcool créerait-il autant de dégâts chez les adultes et pas chez un fœtus ? Dr Denis Lamblin
Pour avoir une idée de l’incidence réelle de l’alcoolisation fœtale, il faudrait que l’on ait le courage de faire des études dans les écoles primaires, quand le cerveau est suffisamment mature pour exprimer les dégâts faits pendant la grossesse, comme ils l’ont fait au Canada et dans certains pays d’Europe.
Les dernières données issues des écoles au Canada montrent qu’1,8 % des enfants sont touchés. Aux Etats-Unis, en fonction des Etats, la prévalence se situe entre 2 et 5 %, en Italie, elle serait de 4 %, en Croatie de 6 à 7 %, et dans les townships en Afrique du Sud de 20 %. Nous ne sommes pas dans une pathologie anecdotique. C’est une des causes de fracture sociale qui est créée avant même que le bébé naisse.
Donc, en dépit des pictogrammes zéro alcool pendant la grossesse et des campagnes de communication, le problème est loin d’être résolu ?
Oui, c’est un échec de notre société et il y a de quoi s’inquiéter lorsque l’on sait que la nouvelle génération commence les addictions très tôt. Aujourd’hui, 44 % des jeunes à 17 ans prennent au moins plus de 5 verres en une seule occasion chaque mois, selon l’étude ESCAPAD.
Pourquoi en sommes-nous toujours là ?
Pour l’instant, l’alcoolisation fœtale, outre le SAF, est totalement méconnue. Les médecins, les sages-femmes, les professeurs des écoles, les éducateurs sociaux, les familles d’accueil, n’en connaissent pas les conséquences.
Aussi, nous sommes face à un déni. Les professionnels n’osent pas parler des problèmes d’alcool chez les femmes. C’est la représentation de l’alcool au féminin, qui est en grande partie responsable de ce tabou.
Notre société n’autorise pas la femme à dire ses consommations sans être jugée. Ce regard de la société est très délétère. Il s’agit d’une quadruple peine pour ces femmes. Souvent, elles ont eu un traumatisme, elles s’alcoolisent en réponse parce qu’elles n’ont pas eu d’écoute ; elles font un enfant qui malheureusement a des difficultés ; et on leur retire. Arrêtons de placer les gamins sans se préoccuper des mamans.
Aussi, n’oublions pas que nous sommes dans le pays du vin, de la bière. Nous n’osons pas changer nos représentations et cela empêche la population et les professionnels de penser que l’alcool puisse faire tant de dégâts. Mais pourquoi l’alcool créerait-il autant de dégâts chez les adultes et pas chez un fœtus ?
Il faut savoir que la majorité des femmes arrivent à s’arrêter avec un soutien ambulatoire et qu’elles ont une volonté qui dépasse de loin la capacité des hommes. Dr Denis Lamblin
Il faut un plan à la hauteur des enjeux, des conséquences de cette problématique. Il faut unir les forces de la justice, de l’éducation nationale, de l’aide sociale à l’enfance, de la santé et des départements dans une même action.
Vous avez créé le SAFTHON pour sensibiliser la population et aider les victimes. Quels sont ses objectifs ?
L’engagement du SAFTHON est qu’en 5 ans nous éradiquions ce problème de l’alcoolisation fœtale. C’est possible, mais il faut que tout le monde joue le jeu.
Le plan d’action est :
- D’inonder les collégiens de cette information via des professionnels mais aussi par les témoignages de femmes qui ont vécu cette situation. Nous avons pour objectif de toucher 15 000 élèves pendant 5 ans. Il faut changer la représentation très tôt dans la tête des enfants. Au-delà de l’intérêt scientifique de dire que l’alcool est un toxique, un agent tératogène et qu’il ne faut surtout pas en prendre pendant la grossesse, il est important de dire à ces jeunes de ne pas juger les femmes qui boivent.
- De proposer aux femmes qui sont recluses chez elles et qui s’alcoolisent honteusement de peur qu’on les juge, de sortir de chez elles.
Nous leur proposons d’intervenir dans les collèges. Pour cela nous allons créer des ateliers de valorisation pour leur donner un terrain propice à l’expression du pourquoi elles en sont arrivées à cela et leur permettre de répondre à leur besoin. - Aussi, notre objectif avec le SAFTHON est d’arriver à financer un centre ressource par région qui aura pour objectif :
- de confirmer le diagnostic ;
- de former les équipes, sociales, médico-sociales, sanitaires, judiciaires et pédagogiques aux particularités des enfants atteints ;
- de faire de la recherche.
Actuellement, il n’existe qu’un centre diagnostic à la Réunion et un centre ressource en Aquitaine.
En pratique, que faire en cas de doute sur une alcoolisation fœtale ?
En cas de doute, la priorité est de se préoccuper de la famille pour arrêter le fléau. Il faut s’intéresser à la santé de la mère, à sa capacité d’être aidée. Etablir une relation de confiance pour lui permettre de se faire suivre, d’éviter l’atteinte d’un autre bébé. En parallèle, il faut faire en sorte que la prise en charge de l’enfant déjà atteint soit précoce. L’éducation précoce, grâce à la plasticité cérébrale donne de très bons résultats.
Comment peut-on prendre en charge au mieux les femmes victimes de l’alcool ?
L’addictologie n’est pas adaptée à l’addiction au féminin. Notamment parce que les demandes ne sont pas les mêmes. Les femmes expliquent qu’elles ne se font pas soigner parce qu’elles ne peuvent pas laisser leurs enfants tout seuls, parce qu’elles ont peur qu’on leur retire leurs enfants. Il faut les entendre. Il faut savoir que la majorité des femmes arrivent à s’arrêter avec un soutien ambulatoire et qu’elles ont une volonté qui dépasse de loin la capacité des hommes.
La moitié d’entre elles arrête de s’alcooliser uniquement parce qu’on leur a donné la parole.
Pour aider les professionnels de santé à aborder le sujet de l’alcool, les experts de SAF France ont réalisé une Fiche Memo qui s’appuie sur le guide « Alcool et grossesse, parlons-en – Guide à l’usage des professionnels »[1]. (Lire « Alcool et grossesse : comment aborder l’épineuse question ?)
LIENS
- Sevrage tabagique pendant la grossesse : une prise en charge spécifique
- Penser à l’alcoolisation foetale devant des troubles du comportement de l’enfant
- Une étude questionne le principe « zéro alcool » pendant la grossesse
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Citer cet article: Alcoolisation fœtale : un fléau très sous-estimé – Medscape – 17 sept 2019.