Publié le 22/09/2018
Mithridate VI, grand consommateur de poison
Paris, le samedi 22 septembre 2018 – Des pesticides dans le thé, du parabène dans nos crèmes, du glyphosate partout : tout ce que nous utilisons dans notre vie quotidienne paraît être sous le coup d’invisibles et redoutables poisons. Si la toxicité des substances incriminées aux teneurs retrouvées n’est pas toujours démontrée et même si souvent les autorités sanitaires se montrent rassurantes, l’inquiétude continue à couver.
De même, certaines pratiques ont beau avoir tendance à s’améliorer afin de diminuer l’exposition à des substances dont l’utilité n’est pas toujours contestable (par exemple pour la conversation), beaucoup redoutent que ces traces désormais détectées de plus en plus précisément ne constituent une menace bien visible. Comment dès lors favoriser une communication scientifique raisonnée sur ces sujets qui, plusieurs enquêtes conduites par et pour le JIM l’ont mis en évidence, suscitent une inquiétude tant au sein du grand public que chez les professionnels de santé ?
La politologue Virginie Tournay (Centre de recherches politiques de Sciences Po) s’est penchée sur cette question sensible, dont la complexité tient à la spécificité de la notion de trace, à ses implications sociales et symboliques. Aussi, pour tenter de construire un discours scientifique performant, apparaît-il essentiel d’identifier les différents obstacles à la confiance dans l’information scientifique, obstacles analysés et décrits par Virginie Tournay, ainsi que des pistes pour une communication efficace déjouant les controverses.
Pr Virginie Tournay (Centre de recherches politiques de Sciences Po)
L’une des difficultés récurrentes de toute communication scientifique est de communiquer sur ce qui ne se voit pas. C’est le cas de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit. Dans le cas présent, il s’agit d’un infiniment petit particulier qui ne s’objective pas facilement, de substances à l’état de traces. Autant il est possible d’avoir une image mentale objectivée des molécules, des atomes ou des particules élémentaires comme structure de base de la matière, autant la trace ne renvoie pas à une division objectivée de la matière mais plutôt à un indice, à quelque chose de suspect qui renseigne sur autre chose. C’est donc une notion éminemment culturelle. Analysant la métis des grecs, les anthropologues et historiens M Detienne et JP Vernant, considèrent que la force de la ruse réside dans l’art de ne pas se laisser voir, ou de ne laisser qu’une faible trace de son passage. La trace renvoie à une intentionnalité. Si bien que la sémantique de ce terme impacte nécessairement sur la perception des risques. Elle intervient ainsi dans le décalage entre le risque évalué et la perception que l’on peut avoir de celui-ci.
La conséquence de ce constat est que communiquer, vouloir transmettre efficacement une information scientifique est nécessairement une entreprise de communication politique (politique dans le bon sens du terme). C’est-à-dire que l’objectif d’une bonne communication scientifique est de persuader, d’influencer, de donner un sens au plus grand nombre. L’information scientifique, qu’on le veuille ou non, contient notre empreinte culturelle et sa transmission n’est jamais neutre. Il faut donc en avoir conscience, l’assumer et essayer d’utiliser ces représentations culturelles implicites pour transmettre des résultats qui peuvent apparaître contre-intuitifs.
C’est pourquoi si on considère la communication scientifique comme une forme de communication politique, il faut l’aborder de façon pragmatique. Il faut prendre en compte le système social dans son ensemble : l’état du système d’acteurs dans lequel s’inscrit cette communication, la matérialité (les supports de diffusion) et les logiques symboliques (les valeurs et les représentations sociales qui prédominent).
La trace, une notion culturelle
C’est une notion éminemment culturelle car la trace est avant tout une reconstitution. Elle est étroitement liée à nos instruments de mesure. Les conséquences sont triples :
– nous n’avons pas un accès direct à la trace, elle dépend de ce que l’on est capable de mesurer et donc de notre système de métrologie, de sa précision.
– Sa reconstitution dépend des limites de quantification qui évoluent au cours du temps. Même si les niveaux de contamination de l’environnement baissent régulièrement depuis les années 80, le seuil d’acceptabilité sociale des contaminants a également diminué. En plus la focale porte davantage sur les effets chroniques de la toxicité (et non plus sur les seuls effets aigus). Cette exigence sociale de qualité fait qu’aujourd’hui, l’identification de traces de substances préoccupantes ne peut qu’augmenter. Ce qui augmente concomitamment le risque de controverses sociales.
– Le terme de trace n’est pas un terme scientifique. Les conventions métrologiques interviennent (seuil…). Ce sont les alertes militantes qui lui donnent sa consistance sociale. C’est un terme de culture populaire.
En résumé : l’accès à la trace est indirect, sa détection dépend des normes qualité d’une époque et sa consistance sociale résulte de sa popularisation. Donc, le communiquant doit tenir compte de l’identification scientifique du danger mais aussi de la façon dont il est socialement perçu.
La focalisation collective sur les traces renvoie à quelque chose de profondément ancré, à un imaginaire collectif particulier. On pense spontanément la trace comme un « poison ». Mais il s’agit aussi d’un mythe. Or les caractéristiques particulières du mythe sont sa dualité : une face négative et une face positive. Le mythe du poison c’est aussi celui du roi Mithridate qui consomma régulièrement des petites doses de substances toxiques pour accoutumer l’organisme et le rendre résistant aux empoisonnements (mythe qui renvoie au vaccin).
Ces différents éléments permettent d’expliquer pourquoi le climat passionnel des polémiques autour du glyphosate, des perturbateurs endocriniens est également présent dans les débats sur l’homéopathie. Toutes ces controverses s’inscrivent dans la même structure mythologique. On croit autant aux vertus thérapeutiques qu’à la toxicité de substances indétectables. On est donc bien dans un régime de croyance. Ces deux débats (substances préoccupantes à l’état de trace ou homéopathie) s’inscrivent dans une même posture argumentative.
Ainsi, dans le débat public, on retrouve :
– « Doit-on attendre de connaître les effets néfastes sur l’organisme pour agir ? ».
– « Doit-on prouver scientifiquement que l’homéopathie est efficace pour en voir les effets ? ».
Dans un cas, on retrouve l’idée que l’absence de preuve de toxicité directe à un instant t ne sera jamais la preuve de l’absence de toxicité. Dans l’autre cas, il y a l’idée que l’absence de preuve d’efficacité thérapeutique à un instant t ne sera jamais la preuve de la non-efficacité. Cela peut être vrai mais on ne pourra jamais le savoir. Il est impossible de prouver scientifiquement l’inexistence de tout effet toxique dans le temps et il est également impossible de prouver scientifiquement tous les effets positifs d’une substance donnée puisque le vivant est par définition complexe.
Ces polémiques se heurtent à l’illusion de croire que tout peut être anticipé. Elles s’inscrivent également dans un idéal utopique d’une société au risque zéro. Elles sont proches de la pensée préscientifique où la trace renvoie aux signes de la nature que l’homme se doit de comprendre et d’interpréter. Les controverses sociales autour de l’homéopathie, du glyphosate et des perturbateurs endocriniens ne peuvent être qu’extrêmement passionnées puisqu’elles s’appuient sur un mythe structurant. De nombreux exemples permettent de montrer la force de ce mythe.
En 2011, les médias ont couvert une crise sanitaire dans le nord de l’Allemagne provoquée par une souche pathogène d’E. Coli qui a été à l’origine d’une épidémie de gastro-entérite ayant touché 1000 personnes et causé la mort de 43 d’entre elles. Tout avait été envisagé : l’intoxication chimique, le mauvais usage de produit phytosanitaire, une filière OGM. La contamination de graines fermées dans une ferme pratiquant l’agriculture biologique était en réalité à l’origine de cette épidémie. Dans un article intitulé « La bactérie tueuse et l’opinion publique », deux chercheurs ont bien montré comment l’affaire a brutalement quitté la scène médiatique quand il a été montré que la souche pathogène provenait de ces graines germées.
Trois composantes interviennent dans l’acceptabilité sociale.
1. Est-ce que la pratique, la substance est oui/non en harmonie avec le cours naturel des choses, avec la nature ? Dans l’imaginaire collectif, l’agriculture biologique se revendique respectueuse de son environnement et s’oppose aux pratiques de l’agriculture intensive. C’est ainsi que l’homéopathie s’oppose aux médecines allopathiques, globalement perçues comme le résultat d’une production industrielle.
Et de la même manière le « Génétiquement modifié » pose problème.
2. Les productions locales, du terroir sont mieux perçues que celles provenant de multinationales. Le local apparait familier.
3. Dans ce qui est « génétiquement modifié » ou dans ce qui perturbe les fonctions endocrines, il y a l’idée d’une prolifération incontrôlée, d’une contagiosité. Il s’agit de « contaminations » plus puissantes que celles de l’amiante ou de la radioactivité dont la toxicité nécessite un contact ou s’exerce dans un rayon que l’on peut délimiter.
Toute communication scientifique efficace doit aujourd’hui prendre en compte l’effet des mythes sur la perception collective. C’est problématique parce que le communicant scientifique a tendance à donner la priorité à la transmission du vrai. Mais toute communication scientifique qui se veut efficace, qui veut créer de la confiance au niveau de ses publics doit prendre en compte les composantes imaginaires de nos représentations sociales.
Les obstacles à la construction de la confiance par l’information scientifique
Des travaux en sociologie cognitive ont montré que la construction de la confiance de l’opinion publique passe par un ensemble de preuves sociales. Ces mécanismes de certification permettent de banaliser l’incertitude inhérente aux différentes formes d’activités humaines.
Dans la trajectoire d’un produit, ces échelles de certification vont de la preuve strictement biologique jusqu’à la validation des organisations sociales impliquées dans l’encadrement de ces produits.
L’hypermédiatisation et la dérégulation du marché de l’information avec internet ont changé la donne.
Auparavant, ce qui relevait du biologique (les modes d’action d’un produit) concernait les seules parties prenantes et experts du domaine. Aujourd’hui, on assiste à une forme de démocratisation des discussions autour des protocoles de toxicologie (comme l’ont montré par exemple les discussions autour du Lévothyrox). Il s’agit pourtant de sujets qui relèvent de la controverse scientifique et non de la polémique sociale.
On retiendra qu’il existe six différents niveaux de preuve. Leur validation est un point de passage obligé pour que les citoyens acceptent de déléguer leurs intérêts et leur santé aux producteurs et aux régulateurs. Si l’une de ces certifications n’est pas validée ou si elle est marquée par trop d’incertitude, la probabilité de controverses ou de scandales augmente sans que cela ne soit systématiquement justifié en termes de dangerosité ou de risque.
1. Les niveaux de certification biologique
Le premier niveau de preuve biologique est rattaché à la connaissance du mode d’action d’une substance. Cela peut être la reconnaissance de l’efficacité d’un médicament, l’identification du danger pour un contaminant.
La non connaissance du mode d’action ne conduit pas nécessairement à des controverses sociales. Ainsi, le mécanisme d’action biochimique de l’aspirine fut découvert plusieurs décennies après l’obtention de sa mise sur le marché sans que cela ne provoque aucune crise sanitaire.
Mais la validation de ce premier niveau n’est pas suffisante pour éviter la controverse sociale. Le fait de dire que les compteurs communicants émettent 100 fois moins d’onde qu’un grille-pain ne suffit pas à éviter la polémique sociale.
Le deuxième niveau de certification concerne la chaine de production d’un produit, la mise en œuvre des contrôles qualité et la caractérisation précise du danger pour les contaminants. Ce niveau de preuve est compliqué par :
1. la démocratisation des débats autour des protocoles toxicologiques,
2. l’élargissement du domaine de la toxicologie. Il ne concerne plus uniquement la toxicité aiguë mais touche aussi la toxicité chronique, les effets sublétaux. Si bien que la pharmacovigilance se déplace aussi vers des études postérieures aux AMM.
Donc les études qui relèvent de l’écotoxicologie ou de la pharmacovigilance sont d’autant plus sujettes aux polémiques que l’on attend des gages d’innocuité et de fiabilité sur le long terme.
Le troisième niveau de certification porte sur l’évaluation profane de la balance bénéfice/risque. Les gens ont confiance dans les légumes ou dans la cuisson. Les qualités nutritionnelles des légumes compensent la présence de nitrates ; la cuisson des aliments génère des substances potentiellement cancérigènes mais diminue le risque microbiologique.
2. Les niveaux de certification sociale
La prescription constitue la quatrième dimension de certification. Cependant la communication de consignes claires et univoques ne peut pas être réalisée dans toutes les situations. Cet aspect renvoie également à la problématique des sondages, dont les questions instillent le doute.
Le niveau institutionnel constitue le cinquième niveau de certification. Il renvoie à la structure de l’évaluation, aux mécanismes de contrôle et de prévention. On constate que la traçabilité et la transparence de la mesure sont de plus en plus fréquemment recherchées tant du côté des producteurs que du côté des pouvoirs publics.
Une double exigence s’observe : la qualité de l’expertise scientifique et la transparence démocratique. Les grands journaux scientifiques sont contraints de présenter les données brutes, ce qui n’est pas sans risque de dérives interprétatives.
Le sixième niveau de certification est d’ordre symbolique, il concerne l’univers des représentations sociales.
De la vigilance ordinaire à la crise politique : quelle communication scientifique ?
Une communication scientifique efficace est avant tout une communication politique : il faut l’assumer. La tonalité de la communication scientifique doit dépendre du type de certification mise à mal.
Ce n’est pas le même cas de figure quand on informe pour créer de la confiance ou pour lutter contre une défiance acquise. Quoi qu’il en soit, il est essentiel de prendre en compte le système d’acteurs, la matérialité et les logiques symboliques.
Il est important de savoir que les obstacles à une communication scientifique efficace ne sont pas toujours les mêmes selon le contexte et leur intensité peut varier.
Voici un court aperçu des différents types de configuration sociale et des formats de communication scientifique à privilégier.
– La vigilance ordinaire normale est la capacité d’attention au quotidien, le fait d’être attentif à la signalisation, de réguler ses pratiques alimentaires par exemple.
– L’alerte correspond à une prise d’informations qui suppose une évaluation parce qu’elle apparaît comme étant potentiellement menaçante ou dangereuse. Par exemple la présence potentielle d’amiante ou de plomb dans un local.
– La controverse correspond au débat d’idées, au lieu de confrontation d’arguments et de dispositifs de preuve des scientifiques.
– La polémique c’est la controverse élargie aux acteurs de la société civile, aux médias.
– Le procès c’est la mobilisation des instances de jugement qui organisent le débat lequel n’est plus laissé aux seuls médias.
– La crise est une déstabilisation structurelle qui mobilise des collectifs de la société civile et qui exige une réponse de l’État.
– Le processus de normalisation correspond au travail réglementaire (création d’instance, catégorie juridique).
Il faut prendre en compte dans chacun des cas de figure : l’importance du contenu, du porteur du message et de la temporalité. On est donc en présence d’une entreprise difficile puisque la communication scientifique est également une communication politique (au sens noble du terme). Cela nécessite de maîtriser les différents mécanismes en jeu et les représentations sociales impliquées qui sont très spécifiques dans le cas de la trace.
RÉFÉRENCES : Virginie Tournay et Antoine Pariente, Comprendre la défiance à l’égard de l’évaluation des risques médicamenteux. Au-delà des conflits d’intérêts, Thérapie, Volume 73, Issue 4, September 2018, Pages 341-348, https://www.sciencedirect.com/science/authShare/S0040595718300647/20180906T131000Z/1?md5=a87f015593626b039b9673ee58d68444&dgcid=author.
D. Torny et F. Chateauraynaud, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Editions de l’EHESS, 1999 (476 pages)
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